Wednesday, December 03, 2025

C'était fou, c'était la nuit, c'était après un spectacle


Des spectacles, elle n'en voyait pas beaucoup, mais, là, elle avait été invitée. Ça ressemblait à un spectacle comme elle croyait que devait être un spectacle, alors ça valait le coup d’être là. Il lui semblait qu’elle n’avait jamais vu quelque chose d’aussi bien dans cette salle, il lui semblait que le théâtre avait été construit à l’instant spécialement pour cette actrice, elle remarquait plusieurs fois comme « l’écoute » était belle, que tout le monde réfléchissait avec elle à ce que proposait l’actrice (elle, elle était assise dans la galerie sur le côté, elle pouvait voir autant la salle que la scène). L’actrice — puisque ce temple avait été construit pour elle — avait commencé le spectacle en disant au public, amicalement, à quel point elle était à l’aise sur scène, beaucoup plus que dans la vie. Sur scène elle se sentait « une bombe », pas du tout dans la vie — et c’était tellement vrai et tellement sincère que ça avait mis tout le monde d’accord. Oui, ça avait accordé l’instrument, le théâtre, le noir de la salle qui parfois se rallumait un peu quand l’actrice s’exprimait en tant qu’elle-même. Le reste du temps, l’actrice parlait avec les mots et les vides d’Annie Ernaux dans MÉMOIRE DE FILLE, elle était à la fois — comme il est proposé dans ce livre —, celle qui avait vécu l’évènement (la « première fois » dont parle le texte) et celle, âgée, qui réfléchissait à ce qui était arrivé à cette jeune fille, ce qui était arrivé, en fait, à une autre qu’elle-même. L’actrice était de plain-pied avec tout ce qu’elle disait, elle aussi avait évoqué sa première fois à elle, mais elle était de plain-pied avec tout ce qu’elle aurait pu dire. Elle disait, par exemple, c’était des mots d’Annie Ernaux : « Cette fille n’est pas moi, mais elle est réelle en moi. Tout en elle est désir et orgueil et elle attend de vivre une histoire d’amour. » Puis une autre phrase contredisait (ou nuançait) la précédente. Ça s’appelle l’écriture. Tout le monde sait qu’Annie Ernaux est un grand écrivain (j’emploie le masculin parce que c'est parmi tous, pas seulement parmi les écrivaines), elle a reçu le prix Nobel en 2022, mais, là, tout le monde s’en apercevait sur le moment parce que — et c’est assez rare pour être signalé — l’actrice, oui, était de plain-pied avec l’écriture. Moi, je pensais même à Claude Régy, c’est pour dire. C’était comme si elle écrivait ce soir, Suzanne de Baecque, dans le temps même du soir, ou comme si l’écriture était de la parole et du théâtre. Tout prenait sens, par exemple, même le mot « soirée ». Même les choses les plus évidentes prenaient du sens. Elle disait : « Du fromage à la coupe, des madeleines au détail, des caramels. » Et que cette actrice réussisse ça, c’était comme si elle devait recevoir elle aussi le prix Nobel, puisqu’elle était aussi douée qu’Annie Ernaux et que moi aussi, parmi tous, je l'écoutais dans le temple inventé, rapidement dressé, la tente

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