Les oies dans la tempête
En 1982, je vois Grand et petit de Botho Strauss au TNP de Villeurbanne dans une mise en scène de Claude Régy, j’ai vingt ans. C’est aussi l’âge où je suis abordé pour la première fois sexuellement, accosté, dans un train de nuit, à compartiments, qui me ramène de Paris, un 31 décembre. Le type s’appelle Gilles, il fait son service, il ressemble à un acteur dont je cherche le nom, à l’instant : Thierry Lhermitte – je me souviens que le bout d’son sexe en érection sent un peu la pisse (moi, je n’bande pas). Je me souviens que j’ai vingt ans car je l’entends me répondre quand il me demande mon âge : « Et toutes tes dents ! » Tout cela amorce une longue dérive à Paris. Claude Régy, que je revois deux ans plus tard, va me faire engager dans une pièce de Tchekhov qu’il met en scène à la Comédie Française et me voici propulsé non pas en haut d’l’affiche, mais dans un monde sans femmes et où tous les hommes sont homosexuels, peut-être comme dans la République monastique du Mont Athos, en Grèce.
La règle de l’abaton (mot qui signifie en grec : « inaccessible »), édictée en 1045, stipule qu’« aucune créature femelle n’y est admise » (il est toutefois sous-entendu que cela ne concerne que les vertébrés, à l’exception des poules, dont les œufs frais sont nécessaires à la cuisine et la fabrication des peintures pour les icônes). (Wikipédia.)
Le compagnonnage avec Claude Régy dure, dans mon esprit, sept ans. C’est la vie monastique à Paris ! On mange des steaks de bœuf à deux heures du matin dans les restaurants des Halles, c’est là qu’il habite, et c’est là qu’au début, je loge, à l’hôtel d’Angleterre, celui-là même qui hébergea Sylvie Vartan pendant quatre ans, quand elle et ses parents sont arrivés de Bulgarie et que son père devait travailler aux Halles – et qui a maintenant disparu. Mes parents me donnent de l’argent pour vivre, deux milles francs par mois, je crois, et me trouvent un logement dans le quartier de La Chapelle dans lequel je vis encore. Chaque fois que je fais du théâtre (avec Claude Régy), je dépense immédiatement l’argent gagné dans des vêtements somptueux de créateurs comme Yosji Yamamoto ou Issey Miyake. Leurs vêtements hors de prix sur moi font misère. Ils ne me vont pas. (Il faudra que j’attende bien plus tard, Hedi Slimane, chez Dior, pour trouver enfin des vêtements à ma silhouette.)
Ainsi je ne vis jamais qu’avec deux mille francs (trois cents euros) et des repas avec Claude Régy ou Marguerite Duras que je ne paye pas. Mon appartement, qui a été décrit par Sabine Macher dans un livre dont j’ai oublié le nom, est totalement vide. J’ai arraché toute commodité. Il n’y a plus d’électricité, plus de portes, plus de cloisons, un simple robinet d’eau au-dessus de toilettes à la turque. Quand la mèche est vendue à Marguerite Duras, elle est effrayée (parce qu’elle a des locataires quelque part dans Paris, elle est effrayée qu’ils se mettent à faire pareil). Les murs sont grattés pour donner un aspect comme d’une grotte. C’est très ensoleillé. Je fais parfois du feu dans la cheminée, mais je me souviens d’un certain hiver rigoureux où il gelait à l’intérieur, sur les vitres. Buée des buées, littéralement (très grande buée). Je ne me souviens plus de ma vie sexuelle dans ces années-là, ce n’est pas génial.
L’été, nous allons en Charente-Maritime, région déserte à la lumière très belle, très blanches sont les églises, les villages ne sont encore pas éclairés la nuit. Quand nous arrivons la première fois, de nuit, dans cette immense ferme vidée, grattée elle aussi et en travaux, je crois que c’est l’aboutissement d'ma vie. Mais ça n'dure pas, je m’ennuie. Je vais parfois en vélo jusqu’à la mer, à quatre-vingt kilomètres. Une fois, je reviens de Cognac où j’ai vu, au Syndicat d’Initiative, la photo d’un lieu loin à peu près pareil (mais de l’autre côté) : Aubeterre, Cathédrale du Néant. C’est en Charente, nous y allons, je savais que ce lieu bouleverserait Claude Régy. C’est une église immense (une partie s’est effondrée), creusée dans la terre, dans la colline, évidée, si vous voulez, au lieu d’être construite. Quand nous allons à la mer, sur ma supplique, Claude Régy veut baiser avec moi sur la plage, ça m’dégoûte. D’ailleurs, ça m’dégoûte. C’est la Côte Sauvage, c’est très beau, cela dit, il faut traverser la forêt de pins sur deux kilomètres à pied avant de voir la mer. Dans la forêt, on entend la mer à l’infini, elle semble être là, elle n’est jamais là. De toute façon, c’est toujours très beau, les lieux des homosexuels, on ne peut pas dire qu’ils n’aient pas d’goût, les parcs la nuit, celui, très grand, qui longe la mer, de La Rochelle…
Une anecdote encore (je pense à Pierre) : à cette époque (je ne saurais pas maintenant, bien sûr), j’ai la même voix que Hervé Guibert. Hervé Guibert, dont, moi, j’ai lu les livres à Bourg-en-Bresse, est un ami de Claude Régy, Claude me fait écouter sa voix au téléphone : c’est étrange, c’est vrai, c’est ma voix, mes intonations, enfin, ma voix enregistrée, bien sûr. Je le croise de temps en temps, mais, celui-ci, Claude se le garde pour lui*. Ce n’est pas comme Marguerite Duras dont Claude se débarrasse sur moi. Je finirai par aller aux rendez-vous sans lui et de mon plein gré parce que, là aussi, Claude me fait honte quand nous sommes ensemble avec Duras – je crois qu’il en a plus que marre ! Il y a des choses rigolotes. Un jour Claude Régy revient vers moi en s’amusant comme un bossu : « Tu veux pas savoir la dernière de Marguerite ? Elle a dit qu’elle ne voit pas comment les homosexuels baisent parce qu’ils n’ont pas les organes ! » Ça le fait pisser de rire. Je le refroidis en disant : « Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, je pense comme elle, c’est très profond (ou : c’est la vérité). » Claude Régy qui a été marié (et a eu aussi des maîtresses) me dit un jour que, les seins, il a « jamais su quoi en faire »… Voici une autre différence avec Claude Régy ! Les seins ! À cette époque, j’ai déjà commencé une psychanalyse puisque je me souviens avoir rapporté ça à mon analyste, une femme qui n’a, je crois, d’ailleurs aucune idée de qui est Claude Régy (comme Hélèna, plus tard), et qui me rétorque : « Bien sûr, il en est resté au stade de la tétée, alors des seins qui n’donnent pas d’lait, il sait pas quoi en faire ! » Je m’empresse de revenir vers Claude doué de cet éclaircissement… je crois que je me souviendrai toute ma vie de son air de demeuré (disons : interloqué). Il disait plus rien. La vie s’écoule, paisible, jusqu’aux premiers accrocs dus à la thérapie. (À l’une des premières séances : « Vous n’êtes pas homosexuel puisque vous en soufrez. ») Cette thérapie dure trois ans. J’ai toujours beaucoup d’amitié pour Claude Régy – et, puisqu’il est encore vivant, j’en profite pour lui souhaiter une bonne année !
* Un jour, Claude Régy qui s’était arrêté pour aller à sa banque dans le sixième arrondissement – et, moi, j’attendais dans la voiture mal garée – revient bouleversé : il vient de croiser Hervé Guibert sur le trottoir, qui lui a annoncé qu’il avait le sida. C’est encore un secret, c’est quelques jours – ou peut-être même la veille – avant son passage à « Apostrophe » et la sortie de son livre À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. (Je m’aperçois que je n'comprends ce très beau titre qu’à présent.) Il dit à Claude : « Dommage, j’aurais bien voulu être un vieillard. »
Dimanche 4 janvier 2009.
La règle de l’abaton (mot qui signifie en grec : « inaccessible »), édictée en 1045, stipule qu’« aucune créature femelle n’y est admise » (il est toutefois sous-entendu que cela ne concerne que les vertébrés, à l’exception des poules, dont les œufs frais sont nécessaires à la cuisine et la fabrication des peintures pour les icônes). (Wikipédia.)
Le compagnonnage avec Claude Régy dure, dans mon esprit, sept ans. C’est la vie monastique à Paris ! On mange des steaks de bœuf à deux heures du matin dans les restaurants des Halles, c’est là qu’il habite, et c’est là qu’au début, je loge, à l’hôtel d’Angleterre, celui-là même qui hébergea Sylvie Vartan pendant quatre ans, quand elle et ses parents sont arrivés de Bulgarie et que son père devait travailler aux Halles – et qui a maintenant disparu. Mes parents me donnent de l’argent pour vivre, deux milles francs par mois, je crois, et me trouvent un logement dans le quartier de La Chapelle dans lequel je vis encore. Chaque fois que je fais du théâtre (avec Claude Régy), je dépense immédiatement l’argent gagné dans des vêtements somptueux de créateurs comme Yosji Yamamoto ou Issey Miyake. Leurs vêtements hors de prix sur moi font misère. Ils ne me vont pas. (Il faudra que j’attende bien plus tard, Hedi Slimane, chez Dior, pour trouver enfin des vêtements à ma silhouette.)
Ainsi je ne vis jamais qu’avec deux mille francs (trois cents euros) et des repas avec Claude Régy ou Marguerite Duras que je ne paye pas. Mon appartement, qui a été décrit par Sabine Macher dans un livre dont j’ai oublié le nom, est totalement vide. J’ai arraché toute commodité. Il n’y a plus d’électricité, plus de portes, plus de cloisons, un simple robinet d’eau au-dessus de toilettes à la turque. Quand la mèche est vendue à Marguerite Duras, elle est effrayée (parce qu’elle a des locataires quelque part dans Paris, elle est effrayée qu’ils se mettent à faire pareil). Les murs sont grattés pour donner un aspect comme d’une grotte. C’est très ensoleillé. Je fais parfois du feu dans la cheminée, mais je me souviens d’un certain hiver rigoureux où il gelait à l’intérieur, sur les vitres. Buée des buées, littéralement (très grande buée). Je ne me souviens plus de ma vie sexuelle dans ces années-là, ce n’est pas génial.
L’été, nous allons en Charente-Maritime, région déserte à la lumière très belle, très blanches sont les églises, les villages ne sont encore pas éclairés la nuit. Quand nous arrivons la première fois, de nuit, dans cette immense ferme vidée, grattée elle aussi et en travaux, je crois que c’est l’aboutissement d'ma vie. Mais ça n'dure pas, je m’ennuie. Je vais parfois en vélo jusqu’à la mer, à quatre-vingt kilomètres. Une fois, je reviens de Cognac où j’ai vu, au Syndicat d’Initiative, la photo d’un lieu loin à peu près pareil (mais de l’autre côté) : Aubeterre, Cathédrale du Néant. C’est en Charente, nous y allons, je savais que ce lieu bouleverserait Claude Régy. C’est une église immense (une partie s’est effondrée), creusée dans la terre, dans la colline, évidée, si vous voulez, au lieu d’être construite. Quand nous allons à la mer, sur ma supplique, Claude Régy veut baiser avec moi sur la plage, ça m’dégoûte. D’ailleurs, ça m’dégoûte. C’est la Côte Sauvage, c’est très beau, cela dit, il faut traverser la forêt de pins sur deux kilomètres à pied avant de voir la mer. Dans la forêt, on entend la mer à l’infini, elle semble être là, elle n’est jamais là. De toute façon, c’est toujours très beau, les lieux des homosexuels, on ne peut pas dire qu’ils n’aient pas d’goût, les parcs la nuit, celui, très grand, qui longe la mer, de La Rochelle…
Une anecdote encore (je pense à Pierre) : à cette époque (je ne saurais pas maintenant, bien sûr), j’ai la même voix que Hervé Guibert. Hervé Guibert, dont, moi, j’ai lu les livres à Bourg-en-Bresse, est un ami de Claude Régy, Claude me fait écouter sa voix au téléphone : c’est étrange, c’est vrai, c’est ma voix, mes intonations, enfin, ma voix enregistrée, bien sûr. Je le croise de temps en temps, mais, celui-ci, Claude se le garde pour lui*. Ce n’est pas comme Marguerite Duras dont Claude se débarrasse sur moi. Je finirai par aller aux rendez-vous sans lui et de mon plein gré parce que, là aussi, Claude me fait honte quand nous sommes ensemble avec Duras – je crois qu’il en a plus que marre ! Il y a des choses rigolotes. Un jour Claude Régy revient vers moi en s’amusant comme un bossu : « Tu veux pas savoir la dernière de Marguerite ? Elle a dit qu’elle ne voit pas comment les homosexuels baisent parce qu’ils n’ont pas les organes ! » Ça le fait pisser de rire. Je le refroidis en disant : « Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, je pense comme elle, c’est très profond (ou : c’est la vérité). » Claude Régy qui a été marié (et a eu aussi des maîtresses) me dit un jour que, les seins, il a « jamais su quoi en faire »… Voici une autre différence avec Claude Régy ! Les seins ! À cette époque, j’ai déjà commencé une psychanalyse puisque je me souviens avoir rapporté ça à mon analyste, une femme qui n’a, je crois, d’ailleurs aucune idée de qui est Claude Régy (comme Hélèna, plus tard), et qui me rétorque : « Bien sûr, il en est resté au stade de la tétée, alors des seins qui n’donnent pas d’lait, il sait pas quoi en faire ! » Je m’empresse de revenir vers Claude doué de cet éclaircissement… je crois que je me souviendrai toute ma vie de son air de demeuré (disons : interloqué). Il disait plus rien. La vie s’écoule, paisible, jusqu’aux premiers accrocs dus à la thérapie. (À l’une des premières séances : « Vous n’êtes pas homosexuel puisque vous en soufrez. ») Cette thérapie dure trois ans. J’ai toujours beaucoup d’amitié pour Claude Régy – et, puisqu’il est encore vivant, j’en profite pour lui souhaiter une bonne année !
* Un jour, Claude Régy qui s’était arrêté pour aller à sa banque dans le sixième arrondissement – et, moi, j’attendais dans la voiture mal garée – revient bouleversé : il vient de croiser Hervé Guibert sur le trottoir, qui lui a annoncé qu’il avait le sida. C’est encore un secret, c’est quelques jours – ou peut-être même la veille – avant son passage à « Apostrophe » et la sortie de son livre À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. (Je m’aperçois que je n'comprends ce très beau titre qu’à présent.) Il dit à Claude : « Dommage, j’aurais bien voulu être un vieillard. »
Dimanche 4 janvier 2009.
Labels: claude régy
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