Au nom d’une introuvable normalité
Trop fatigué pour écrire (et mon ordinateur — à mon image — est trop lent), j’ai encore la force du lire (et de citer, donc) une phrase ou deux. Je donne un stage à des handicapés (principalement mentaux, légers). Je recopie cette phrase : « D’autres espaces ont changé, l’espace théâtral, par exemple. Longtemps frontal et séparé, conçu comme une représentation donnée du lumineux à l’obscur, de l’actif au passif (on parlait en anglais de two rooms theater), l’espace théâtral s’est modifié, acteurs et spectateurs se sont rapprochés, réunis. On parle aujourd’hui de one room theater. Peter Brook souhaite quelquefois que le public et les acteurs « couchent dans le même lit ». » Je met cette remarque en relation avec une autre, personnelle, que j’ai noté aujourd’hui dans mon carnet (mais que je n’aurais pas la force d’expliquer) : « Je les regarde (les acteurs) comme des objets (sexuels). » En me levant, ce matin, j’ai lu une phrase — la phrase du matin prise au hasard dans un (bon) livre. Le livre est celui de Michelle Grangaud, Etat civil, et la phrase : « La volupté est une algue qui pousse dans les ruisseaux. » Ça a donné lieu à une belle impro. Les handicapés n’ont pas seulement les dons des handicapés (isolement et « reliement » non contradictoires, c’est-à-dire exactement la force des acteurs), mais aussi un énorme savoir qui vient de la pratique régulière (sur des années) avec Emilie Borgo et sans doute aussi avec les artistes qu’elle invite. Je repense bien sûr beaucoup au spectacle de Jérôme Bel et à la justesse de ce qu’il a bâti. Les handicapés sont peut-être les derniers à pouvoir se présenter en groupe devant un public, ce que réalisait Pina Bausch dans les années 80. Quelqu’un l’a dit en finissant une impro (il s’agissait, je crois, de « se réveiller dans un endroit étrange », l’une des actions célèbres de la méthode d’Actors Studio), il a dit en s’avançant vers le public : « J’ai retrouvé mon groupe. » Cela m’a frappé parce que ce qui m’avait décidé d’entrer au Radeau (sur la proposition de François Tanguy, je lui avais demandé deux jours pour réfléchir) — là aussi, excusez-moi, je ne vais pas expliquer, je vais être bref, je n’en ai pas la force — ce qui m’avait décidé, c’est la rencontre dans le grand vaisseau de Notre-Dame, à Paris, d’un handicapé qui disait — qui m’avait dit : « J’ai perdu mon groupe. » Et il répétait ça de manière si déchirante, si sensible : « J’ai perdu mon groupe... J’ai perdu mon groupe... », il était si perdu dans la grande savane de Notre-Dame, parmi les touristes et l’infini, la solitude et la communication — que j’étais entré au Radeau — c’était le signe que j’attendais pour me décider.
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