Le jeune père
Il avait eu son premier enfant à 15 ans, il était beau comme un mannequin, lui-même né à la ferme, en Ardèche, son père était poète, mais lui-même était un enfant du pays. Il avait eu son premier enfant à 15, il en avait 25. Il était fort et superbe, sauf peut-être les dents, noircies (peut-être). De toute façon, je ne le regardais pas, mes yeux disparaissaient, c’était impossible : il était d’une beauté renversante. Stéphane Bouquet se serait tué pour lui. Damné. Moi, je ne le regardais pas. Je regardais les bêtes, les enfants, sa femme, les paysages... toute chose d’une beauté moins violente, mais je ne le regardais pas, lui. Il parlait avec moi avec sympathie, mais je ne le regardais pas. J’expérimentais ce qu’on appelle le « regard fuyant ». Il y a 1000 façon d’avoir le regard fuyant. Là, c’était clairement fuir l’impossible. La beauté extrême. La santé et la beauté d’Adonis. Je regardais les paysages, le duveteux des paysages, la transparence des forêts de châtaigniers, encore à cette époque, l’enchevêtrement de la transparence, l’hiver qui perdurait — nous étions début avril, — nous avions tondu les brebis, mais elles avaient pris froid, maintenant elles tremblaient, il y avait un temp d’Ecosse, il y avait les petits cochons, les 3 truies aux percings, Pamela, Lolita et Dorothée, qui aimaient se faire caresser, toute cette pierre qui affleurait, le schiste, le granit, plus haut, ou le calcaire, dans la plaine, tous les animaux aimaient se faire caresser, la mule (Poulette) et la brebis (Lilas), les chèvres et les chevreaux. Je caressais surtout les plus faibles, ceux promis à la mort, les plus faibles, par ex, l’agneau qu’on n’avait pas tondu, c’était pas la peine, on allait le tuer, il allait devenir fertile et on ne voulait pas qu’il ensemence le troupeau de ses mères (problème de consanguinité). Je caressais l’agneau que j’allais tuer et déguster, je caressais les poules, la rousse se laissait faire, je caressais la mule et la brebis qui l’accompagnait (la brebis ne la quittait pas, ne voulait pas rejoindre le troupeau des brebis, rien à faire, j’aime la mule, je suis une mule moi-même peut-être, j’aime la mule qui m’aime, qu’on ne nous sépare pas (sinon on gueule !) Je caressais les paysages et les enfants et les vieillards, je caressais la femme d’Etienne, mais je ne caressais pas Etienne, même pas des yeux, je ne touchais pas. Dieu, « ce poète méconnu qui fit la nature du monde », comme il est dit dans Moby Dick, oh, je caressais plus que ce diable d’Etienne ! C’était mon séjour en Ardèche. Je caressais la pierre, rien n’est plus sensuel que cette pierre de schiste, rien n’est plus beau, plus doux, plus riche d’or et de chair que cette pierre merveilleuse qui sert à tout, qu’on trouve partout, on en mangerait, mais je ne caressais pas Etienne qui la manipulait. « Car obéir à Dieu est se désobéir à soi-même », est-il dit dans Moby Dick : j’obéissais. Je ne désobéissais pas. Même pas à Dieu qui, bien entendu, ce Grand Transparent, n’en avait rien à foutre, par ailleurs, de mon obéissance ou de ma désobéissance. Un jeune père manipulait des pierres. Que le diable le garde, Dorian Gray...
Labels: ardèche
0 Comments:
Post a Comment
<< Home