Sunday, March 30, 2014

« Chacun a le devoir de garder présent à l'esprit son rien, vide et néant et de le respecter »


Violette Villard
Objet : Par où passe la lune
Ciao Yves-Noël,
Je voudrais dire tout ce qui me vient juste dans l'anamnèse produite depuis vendredi. Je voudrais dire au plus juste d'une perception. Pour être au cœur d'une véracité, il faudrait que tu sois totalement étranger et que je n'ai jamais vu tes autres spectacles. Des amies présentes dans la salle vendredi ont eu cet effet de révélation vivant pour la première fois ton « poisson d'avril » comme un inouï du regard et de l'expérience. Car tel est bien ce théâtre que tu dis ne pas faire et qui rigoureusement mute et (se) fait des spectateurs présents à sa vision.
Un autre de mes amis que j'avais convié et qui ne te connaissait en rien m'a livré : il nous fait rentrer dans sa cathédrale. Solennité et hiératisme de l'alchimie de tes interprètes dans ce lieu qui est splendidement ta cathédrale intérieure. Oui, indiscutablement. Enfin un lieu en dignité de ce que tu proposes. Les stoïciens pour parler du tempo exact du cœur, d'une humeur qui met dans l'axe exact de soi ont ce mot : l'euthymie. Tout dans cette nouvelle œuvre  — qui porte l'apothéose de ton style, sa radicalisation en pointe de plénitude en même temps qu'un point de « ruin lust » — crée un cœur gracieux. Si Dieutre ne l'avait déjà inventé, il faudrait rebaptiser ton titre en Nouveaux fragments de la grâce.
Que ce soit ces caresses en évanouissement sur le visage de ta Jeanne, que ce soit ce nu d'homme en disparition dans l'embrasure d'une porte, que ce soit ces spectres qui nous regardent coiffés de voiles pailletés de mariés, que nous disent-ils de nos tombeaux, que nous mandent-ils dans leur face à nous, en parure de pénombre et de chants sacrés ? De dégrafer notre propre mort, de la laisser passer dans l'embouchure scintillante de ton « poisson d'avril ».
Il y a cette phrase que je suis en train de lire et qui résonne des évanouissements et émanations que tu donnes à voir :  « Chacun a le devoir de garder présent à l'esprit son rien, vide et néant et de le respecter ».  Il y a du sacré aussi dans ton spectacle et c'est sans doute pour moi le plus déstabilisant, celui qui m'arc-boute, un « prendre garde au vide », celui de nos propres abimes qu'ils aient nom insignifiances ou inadéquations avec l'impossible, qu'ils appellent le dérisoire ou l'infime vif de nos fantômes, celui des danses au milieu de nos ruines, nos membres en limbes.
Ruin-lust, c'est le nom de l'exposition qui se tient en ce moment à la Tate Gallery. Éloge des ruines. Mais pas celle de la splendeur d'un temps caduque, non, une élégie des restes-braises et rougeoiements d'un temps éthéré déjà mort dont cette œuvre aux Bouffes du Nord donne à contempler la lyrique évanescence.
Voilà, Yves-Noël, ce qui me monte à la mémoire aujourd'hui.
Bravo à toi pour cette ligne intransigeante qui ne tolère aucun compromis avec le noir !!!
Le reste — il y en a un pour moi, tu le sais pour te l'avoir déjà dit, je ne comprends pas pourquoi nous ne travaillons pas ensemble. Non pas du côté de l'écrit bien sûr, mais sur le penchant de la christesse ou de la ninfa dolorosa, celle qui hante les décombres et les restes d'une civilisation déchue telle que décrite par Georges Didi-Huberman. Autant il y a 8 ans lorsque nous avions travaillé à Arbecey, je bégayais dans une fureur Kantienne qui n'est pas ton atmosphère, autant je suis en ce 2014 dans une translation statuaire. L'empreinte de l'euphorie en saillie. Au demeurant, je travaille en ce moment sur une série avec une photographe Eve Morcrette dans lesquelles elle me fait être le christ de tous les chefs d'œuvre de la renaissance italienne. Le christ et le cheval. Je ne sais pourquoi il y a comme un lien de parenté diffuse entre ta démarche et celle de Eve. Peut-être une luxure de la lenteur. Une concupiscence de la durée. Dans tous les cas, je ne peux m'empêcher de me voir dans tes créations.
Peut-être dans l'avenir, si cela te porte, prendre un temps-lieu de travail...
Ou peut-être ai-je tort de réitérer, c'est ma persévérance de gisante et je ne puis de toute façon  faire autrement si je veux être de bout en bout véridique.
Pensées violette
Ps : te conseille le dernier François Jullien , Vivre le paysage. C'est tout à fait la position dans laquelle tu mets le spectateur.






Merci ! — infiniment — pour tes mots que je lirai aux acteurs tout à l'heure...
Ah, si, je te vois, moi aussi, parfaitement dans ce spectacle baroque ! (et minimal) (et animal)... Je n'ai pas pensé à toi, d'abord parce que j'imagine toujours que tu es occupée (quand même !) et, ensuite, parce que j'ai choisi pour les guests ceux qui voulaient le faire dans des conditions qui en a éliminé finalement plus d'un ! Il y avait beaucoup de demandes d'acteurs — sans doute pour ce plaisir d'être dans ce théâtre par excellence, plaisir qui est aussi le mien et, donc, comme toujours, j'ai fait avec ceux qui semblaient vouloir en être (c'est important parce que si l'envie se carapate, de ce genre de truc, on est mal...) Moi, je sais que je n'aurais pas abandonné, que je serais toujours monté sur scène, que je pouvais compter sur moi — mais, pour les acteurs, ils ont aussi à trouver leur confiance absolue, celle sur laquelle ils peuvent TOUJOURS compter, sinon ça se retourne comme une crêpe. Mettre les choses ensemble pour un spectacle, c'est se battre contre la tendance massive (se battre à mort) contre le fait que les choses ne se mettent pas ensemble... Mais, tu m'as l'air bien motivée ! Merci de ton enthousiasme, très chère, 
Yves-No



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