Friday, July 04, 2014

Cher Yuval, J’ai rêvé que tu venais de Los Angeles, tu voyais mon spectacle et que, finalement, tu repartais ensuite immédiatement à Los Angeles, déçu du festival. Je trouvais que c’était quand même énorme le coût de ton enthousiasme, je me disais que, si tu m’avais dit que tu ne resterais pas, je t’aurais quand même découragé à venir… En commençant d’écrire, je me souvenais encore d’une chose de mon rêve que je voulais te dire et que j’ai oubliée à présent — rêve qui ne m’est d’ailleurs revenu en partie que parce qu’au réveil, il y a donc quelques minutes, j’ai lu le récit d’un rêve de Charles Baudelaire. Ça va être très difficile de « faire un pas hors du rang des assassins » (faire un bond, sauter), cette année, au festival d’Avignon : les assassins sont réveillés, actifs et morts, il ne s’agit plus de ruse pour profiter de leur sommeil… « Il y a une phrase d’un de mes écrivains préférés, c’est Kafka (...) Il parle de l’acte d’écrire, il dit qu’écrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins. Pour moi, jouer c’est ça. (...)
Les assassins, contrairement à ce qu’on pourrait croire, sont ceux qui restent ds le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu’elle est.
Ils assassinent quoi ? Le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.
Kafka dit qu’écrire, l’acte d’écrire, c’est mettre une distance avec ce monde habituel, la distance d’un saut.
Il dit, sauter en dehors, sauter ailleurs. Ça suppose un point d’appui ailleurs. Jouer... c’est inventer qqch, un point d’appui, qui soit ailleurs, qui permette de saisir d’où on vient, d’où vient ce monde, le vieux monde des assassins.
Si on ne fait que redire, recommencer, répéter... on n’en sort pas, quel intérêt.
Sauter, je trouve ce mot tellement juste, sauter, on le voit, c’est un acte, un acte de la pensée, une rupture, ça n’est pas une simple accumulation, un processus linéaire, on continue, on continue et voilà ça se fait tout seul. Non. Il faut se décoller. » Et Leslie Kaplan à qui j’emprunte ces lignes ajoute : « Penser la politique, pour un écrivain, c’est penser comment une conception politique intervient DANS SON TRAVAIL D’ECRIVAIN. » Penser la politique, pour un acteur, c’est penser comment une conception politique intervient DANS SON TRAVAIL D’ACTEUR. L’acteur est en dehors des lois du travail, c’est sa chance. Il est le paria de la société, rien n’a changé depuis Molière ; c’est toujours Louis XIV, le chef. La preuve, comme tu sais, la voici : j’ai réalisé 50 spectacles à ce jour, jamais — sauf très rares exceptions — je n’ai pu payer un artiste, un interprète pendant le temps des répétitions et jamais — absolument jamais — pendant ce même temps, il n’y a eu un technicien qui n’ait pas été payé. L’écrivain, en général, ne touche pas un centime de son livre, mais son livre fait vivre son éditeur, les filles dans les bureaux de son éditeur, l’imprimeur et son personnel, la FNAC et ses libraires, etc. L’acteur, c’est pareil. Que le personnel et les techniciens du festival d’Avignon — puisque je l’ai sous les yeux —  veuillent empêcher — et d’ailleurs pour de très bonnes raisons apparentes — l’acteur de jouer fait le jeu du patronat et du gouvernement. L’acteur est le paria de la société et ce n’est pas le fait de fréquenter en ce moment Charles Baudelaire qui peut me faire changer d’avis. Il y a le réel et il y a le ressassement, la répétition. « Faire de la politique », c’est sauter hors du rang des assassins, c’est devenir paria. Il n’y a pas de protection à espérer tout comme dans l’enfer de Dante il est écrit à l’entrée.
Je t’embrasse, très cher,


Yves-Noël

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