E n solidarité
Est-ce que ce spectacle
sera traversé par la beauté de la grève, l'exaltation de la rupture, le frisson
du danger à soi dans le danger ?
Frédéric
J'en ai bien peur... En
solidarité avec les grévistes, il se joue dans le noir absolu, pas de
spectacle, les ténèbres, le caveau ; en solidarité avec les grévistes, il
est gratuit ; en solidarité avec les grévistes, il est chiant (pas drôle)
et, en solidarité avec les grévistes, il s'appelle Rester vivant, ce sera donc un spectacle de survie, comme est
l'époque, la pré-guerre... De plus, le mot « grève » y sera
explicitement prononcé comme dans ce vers : « En haut, en bas, partout, la
profondeur, la grève ». De plus, il me coûte plusieurs années d'économie
(20 000 €) ; ma contribution au piquet de grève représente alors, d’après moi et
vu mon niveau de vie (pas tout à fait l'Opéra de Paris ou encore la télévision), un sacrifice peut-être
passablement conséquent. Mais il est vrai qu’il s’agit plus d’un potlatch qu’un
sacrifice (j’ai même le projet — anachronique ! — d’offrir du bon champagne).
J'ajoute encore, comme une remarque subsidiaire, que, depuis 11 ans, je n'ai
jamais pu — sauf très rares exceptions — payer aucun artiste au moment des
répétitions de mes nombreux spectacles (et nombreux artistes), que, pendant le même temps, en
revanche, j'ai toujours remarqué que pas un des techniciens (ou du personnel en
général) n'était jamais pas payé. J'ai remarqué que personne ne parle jamais de
cette disparité : les techniciens du spectacle sont protégés par les lois du
travail, mais les artistes sont toujours les parias de la société comme du
temps de Molière, rien n'a changé, Louis XIV est toujours le chef, et l’église
et la morale, et se battre contre Louis XIV ou le MEDEF continue l’ordre des
choses. Etre artiste, être acteur, c’est tout à fait autre chose : c’est « sauter
hors du rang des assassins ». C’est-à-dire que ce rêve de rupture auquel
tu fais allusion, c’est ici et maintenant, c’est jouer. Ou écrire pour un
écrivain (Franz Kafka). Ou peindre pour un peintre (Henri Matisse, dans une lettre
à son fils à la veille de la seconde guerre mondiale : « Si tout le
monde faisait son métier comme Picasso et moi faisons le nôtre, tout cela ne
serait pas arrivé »). Les
acteurs le savent : jouer, c’est respirer. Si on ne joue pas, le sol se dérobe. C’est survivre. Ce n’est pas « travailler »
à la société et à ses lois. Ce matin, je viens de changer sur une chose : je
soutenais jusqu’à présent les annulations des spectacles du festival in
programmé par Olivier Py, parce que je les pressentais comme exécrables... Mais
j’ai vu hier une demi-heure de la générale du Prince de Hombourg dans la cour d’honneur et, je ne sais pas, était-ce
la menace de ne pas jouer ? la mort du festival qui rodait ? mais le
spectacle — j’étais au dernier rang — m’a vraiment ému. La pièce est si
incroyablement belle, aussi, dont j’entendais des bribes… Le spectacle (dont je
n’ai aperçu qu’une demi-heure) avait qqch, comme dit Charles Baudelaire, de « ténébreux
et discret ». Faire un pas hors du rang des assassins, c’est une question
de vitesse et de disparition, de jeu — le beau de l'air...
Voilà, je te dis ça, mais
c'est parce que c'est toi, mon amour,
Yvno
Labels: avignon, correspondance
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