Saturday, November 15, 2014

T exte d’Isabelle Barbéris pour un programme


Ni gauche, ni droit, ni queer

Indistinct, indiscret (mais secret), indifférent, incommensurable et irrécupérable sont les dimensions du spectacle auxquelles nous ne donnerons pas accès afin de ne pas le rendre a priori éternel. No secret of fabrication. De toute façon, ça se passera dans le noir (ce qui a déjà été fait à de nombreuses reprises par les avant-gardes, on ne casse rien, on ne recycle pas non plus) et donc personne ne s’en souviendra. Se souvient-on du noir ? Non : on le traverse.
Ce qu’il faudrait révéler ici reste encore à découvrir, donc ayez peur. Rester vivant est le dernier arrêt du train fantôme dans lequel vous êtes tous embarqués, comme vous le savez très très bien, spectateurs lucides et honnêtes. C’est en plus une promesse de salut, Rester vivant, donc foncez, vous en ressortirez plus forts comme après tout ce qui ne tue pas et, au pire, vous ne vous serez pas fait d’ennemis. Comme dans Le joujou du pauvre, de Charles Baudelaire (puis dans Le Dormeur du val, d’un autre), l’horrible surgit au détour des derniers vers, au moment où le poème se resserre comme une fermeture éclair. Alors, spectateur, joue avec le zip. Tout n’est pas dans tout, et réciproquement, comme disait Marcel Duchamp.
De tout temps ce spectacle était déjà là, « ready made », comme de tout temps les artistes ont inventé des spectacles qui n’auront jamais lieu. Le noir est l’occasion de montrer cela : ce que l’on n’a pas vu, que l’on ne voit pas mais qui pour autant est déjà parmi tous, à côté de chez vous, tout aussi réel que ce que l’on peut toucher de la main, tout aussi réel que le voisin que vous entendez bailler le soir et éternuer le matin (il est en pyjama mais porte encore quelques paillettes de sa journée quand il était quelqu’un d’autre, YNG par exemple). Le réel, quel grand mot surtout lorsque l’on sait la part d’invisible dont il se compose, car nous avons envie de montrer du méta-réel, oui. Car l’artiste devient intellectuel quand il se surprend à rêver de son spectacle.
Moins quand il sait le lot de frustration auquel cela le voue.
Déballer dans l’obscurité, c’est difficile, mais YNG essaiera sans bruit ni fureur, mais sans vous endormir non plus, car dormir est la limite du rêve. Et dans un espace indéfini, on montrera ce qui serait une sculpture, un tableau ou une installation. Ce sera transformer l’image en théâtre parce que cette image deviendra impossible : un fantasme, une vibration, une négation, une abstraction vivante. Autant de spectateurs, autant d’excentricités qui créeraient alors une échelle innombrable de possibilités. Bien sûr il n’y aura que du semblable, du reconnaissable mais vous vous sentirez différent en le traversant. Les figures irradiantes ou juste échappées du trottoir se détacheront peut-être de manière énigmatique et brillante comme une « cage aux folles dans le noir », grâce au miracle d’une voix : celle de Charles Baudelaire.
Nous ne sommes pas des fumistes et bien que jouant de la technique du sfumato, nous le prouverons ! Il y a évidemment un projet très intellectuel de superpositions, de « franges », de suburbia, d’intermedia, travaillant sur l’oubli, l’invisible, le mentir-vrai, le caché-montré. Mais cela reviendrait à créer du négatif joyeux-jubilatoire, ce que d’autres font et qu’YNG ne fait pas. Ce projet ne verra de toute façon pas le jour puisque le spectacle aura lieu dans le noir. Le thème d’ensemble est burlesque et érotique, sans se résumer à cela.
Spectateur du monde quantique qui, au moment où l’on écrit ce programme, va probablement aller voir Interstellar de Christopher Nolan, tu pressens peut-être que Baudelaire était déjà quantique. Personnalité multiple, caméléon des passages, être de la démultiplication, actif-passif, « au bord du kitsch mais trop lucide pour cela », tu vois très bien... Quand il parle, il est aussi multiple que la multiplicité dont il nous parle, Charles. Assommons les pauvres !, tu t’en souviens… et cela  même si tu ne l’as pas lu.
YNG est une installation comme Charles Baudelaire. YNG souffre autant que Charles Baudelaire même si la postérité ne peut pas encore le lui rendre. YNG est plus tonique, plus actif que CB, et mieux habillé aussi (bien que l’on manque de documentation). YNG, qui est en passe de devenir une marque de luxe, attend les célibataires qui le mettront à nu dans le noir. YNG sait très bien ce dont tout le monde a peur, et il ne revient qu’à lui de retourner le couteau dans la plaie, ou d’en faire un bel accessoire de théâtre. Bref YNG n’est pas et ne se prend pas pour Charles Baudelaire et c’est pour cela qu’il n’a jamais vraiment fait, malgré ses talents d’illusionnistes, du spectacle d’illusion.
Tout n’est pas dans tout et réciproquement, comme disait Duchamp.

Isabelle Barbéris, 2 novembre 2014

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