Thursday, May 14, 2020

L es Babouins


Tu ne peux pas imaginer comme ton email me fait du bien ! C’est dommage d’ailleurs que je ne puisse pas l'archiver sur mon blog : c’est l'un de ceux qui m’honorent le plus. Mais il est beau aussi de ne pas le publier (je sais). 
C’est drôle (et parfait) ce geste d’accolade simiesque, ce « câlin de singe » comme tu dis. C’est vrai qu’ils font envie, les singes. Je lis dans « Libé » ce matin : « nous restons des babouins, nous avons envie de nous toucher, de nous épouiller » (c’est une interview de Bruno Latour, je te mets l’extrait ci-dessous).
Oui, tu as la force, toi, d’affronter les contradictions. Ne t’y brûle pas, je veux dire dans la vie, mais tu as conscience, toi, que tout est contraire. L'univers de douleur, l’univers joyeux. Et tu peux en jouer sur le plateau. Ton imagination peut aller dans tous les sens. Et c’est bien parce que, pour une actrice, eh bien, c’est la puissance maximale, ça. Permets-le toi. Mais il faut que ça te fasse du bien. C’est ça, la limite de l’actrice qui lui évite de devenir artiste genre Van Gogh, Hölderlin, Poe, Dostoïevski ou Emily Dickinson… Toi, la limite qui te sauve, c’est que puisque tu es actrice, tu ne peux faire que l’actrice, c’est-à-dire que tu es OBLIGEE d’être dans l’univers joyeux, obligé d'être vivante, même et surtout pour exprimer la tragédie. Sinon tu ne rentres pas chez toi le soir. Et tu finis vite à l’hosto. Comme actrice, tu ne peux pas faire autrement que d’être dans l’univers joyeux. C'est comme ça. Sinon tu n’existes plus. Ça qui est bien avec ce métier, cette obligation. (Je te rappelle la phrase de Barbara, grande prêtresse du malheur : « Qu’est-ce que c’est que le talent, est-ce que ce n’est pas entrer en scène et sourire ? »). Que tu sentes que là où tu peux jouer, ça te fait du bien. Personne ne t’emmerde à cet endroit-là. Claude Régy m’avait dit (quand j’étais petit) qu’en effet : « Le secret, c’est que la folie et la mort sont au centre du théâtre ». Voilà, il avait eu envie de me raconter ça, à moi qui n’y comprenais pas grand chose — et encore maintenant. 
Il est super le texte que tu me montres (lui, je le mets sur le blog !) Je t’entends me le dire. J’en comprends l’intelligence par ta voix. Ahlala, « matière russe » ! Sans rire, tu as bien de la chance, d’être russe ! C’est vaste ! 
Tu pourrais tout à fait jouer ce genre de grande fresque, Bolaño, 2666. Que malheureusement je n’ai pas lue, ma capacité devant les énormes volumes se décourageant trop funestement… (J’avais vu une partie du spectacle de Julien Gosselin en 2016 — là aussi (évidemment) l’intégrale durait une journée entière —, mais, cette unique partie — déjà très longue —,  je ne l’ai toujours pas oubliée.) Je t’embrasse, très chère Olga, 
Yves-Noël

« On s'éloigne du mouvement d'atterrissage que je décris dans Où atterrir ?, de l'objectif de nouer des liens avec le terrestre, et on va toujours plus loin vers le « hors-sol » : on ne se touche plus, on ne se sent plus, on ne se voit plus. On est sur Internet, et on est tous en voie de téléchargement sur le cloud. C'est une catastrophe majeure, car nous restons des babouins, nous avons besoin de nous toucher, de nous épouiller ! On dit que nos facultés cognitives commencent à diminuer considérablement, et je le crois assez volontiers. »

« Ce soir-là, alors que les paroles sonores du jeune Guerra résonnaient encore dans le fond de son cerveau, Amalfitano rêva qu'il voyait apparaître dans un patio de marbre rose le dernier philosophe communiste du XXe siècle. Il parlait russe. Ou plutôt : il chantait une chanson en russe tandis que sa grande carcasse se déplaçait, zigzaguant, vers un ensemble de majoliques veinées d'un rouge intense qui ressortait sur le plan régulier du patio comme une espèce de cratère ou de latrines. Le dernier philosophe communiste était habillé en costume sombre et cravate bleu ciel, il avait les cheveux grisonnants. Même s'il donnait l'impression qu'il allait s'effondrer d'un instant à l'autre, il se maintenait miraculeusement debout. Ce n'était pas toujours la même chanson, car il intercalait des paroles en anglais ou en français, qui appartenaient à d'autres chansons, des ballades de musique pop ou des tangos, des mélodies qui célébraient l'ivresse ou l'amour. Cependant, ces interruptions étaient brèves et sporadiques et il ne tardait pas trop longtemps à reprendre le fil de la chanson originale, en russe, dont Amalfitano ne comprenait pas les paroles (quoique dans les rêves, comme dans les Evangiles, on soit censé avoir le don des langues), mais qu'il pressentait tristes à pleurer, le récit ou les plaintes d'un batelier de la Volga qui navigue toute la nuit et s'apitoie avec la lune du triste destin des hommes, qui doivent naître ou mourir. Lorsque le dernier philosophe du communisme parvenait enfin au cratère ou aux latrines, Amalfitano découvrait avec stupeur qu'il s'agissait ni plus ni moins de Boris Eltsine. C'était lui le dernier philosophe du communisme ? Quel genre de dingue je suis en train de devenir si je suis capable de rêver de pareilles insanités ? Le rêve, cependant, était en paix avec l'esprit d'Amalfitano. Ce n'était pas un cauchemar. Et il lui procurait, en plus, une sorte de bien-être léger comme une plume. Alors Boris Eltsine regardait Amalfitano avec curiosité, comme si c'était Amalfitano qui avait fait irruption dans son rêve et pas lui dans le rêve d'Amalfitano. Il lui disait : « Ecoutes mes paroles avec attention, camarade. Je vais t'expliquer quel est le troisième pied de la table humaine. Moi, je vais te l'expliquer. Et ensuite, fous-moi la paix. La vie est demande et offre, ou offre et demande, tout se limite à ça, mais comme ça on ne peut pas vivre. Un troisième pied est nécessaire pour que la table ne bascule pas dans les poubelles de l'histoire, laquelle à son tour est en train de basculer sans cesse dans les poubelles du vide. Alors prends note. L'équation est la suivante: offre + demande + magie. Qu'est-ce que la magie ? La magie est l'épopée et aussi le sexe et la brume dionysiaque et le jeu ». Ensuite Eltsine s'asseyait sur le cratère ou les latrines et montrait à Amalfitano les doigts qui lui manquaient et parlait de son enfance, de l'Oural et de Sibérie, d'un tigre blanc qui errait dans les espaces infinis et enneigés. Ensuite, il sortait une flasque de vodka de la poche de son costume et disait : « Je crois que c'est l'heure de boire un petit verre ». »

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