Sunday, November 22, 2020

H eure bleue


Mon cher Gabin, 


A la radio (« L’Heure bleue » de Laure Adler), j’entends Paul Veyne parler de son grand ami Michel Foucault qui l’aimait bien, dit-il, parce qu’il n’avait aucun préjugé contre l’homosexualité (en spécialiste qu’il était de la civilisation gréco-romaine) et qu’il intriguait parce qu’il allait, lui, avec des femmes. Michel Foucault disait (selon Paul Veyne) : « Comment peut-on ? c’est trop gras, « too fat », le grand mot condamnant les femmes, c’était : « too fat »… » Je ne voudrais parler avec toi que de choses aussi amusantes que ça, mais je voudrais revenir sur notre discussion de l’autre soir (que nos femmes ont dû trouver bien gênante). Cette discussion maladroite et infinie, on va dire, me fait trouver dans le « Libé » de ce week-end (ce journal de droite, comme tu disais, hihi !) une citation qui, je crois, dit mieux ce que je voulais dire quand tu disais que Hölderlin était redevable à la société (à cause du langage) et que je pensais le contraire. Elle est de Pascal Quignard, un écrivain que je n’ai pas encore réussi à aborder (c’est même la première fois, dans cette interview, que je comprends ce qu’il dit). Il parle de Montaigne qui, à un moment (de peste, de guerre de religion) s’est réfugié dans sa tour avec toute sa famille, mais ce n’était pas un refuge, ou pas que, c’était plutôt : préserver un espace de liberté, le seul qui vaille. Le mot « liberté », tout le monde l’attaque, la gauche et la droite, depuis quelque temps ; il n’y a plus personne pour le défendre (sauf François Sureau) et c’est déjà trop tard. Voici cette citation : « Les taoïstes disaient non à l'empereur qui voulait les faire travailler, ils se bouchaient les oreilles, s'enfuyait… Par un mépris extraordinairement violent du désir de dominer l'autre, du pouvoir. Ils voulaient rester sauvages. Le sauvage n'est pas inférieur à la domestication forcené et à la nation-État. La suite de ma tournée se fera chez Étienne de La Boétie à Sarlat, pour qui l'Etat n'était pas la bonne formule. C'est plus vaillant que du refuge, c'est aussi du refus. L'engagement en revanche me paraît douteux, car on est forcément pris dans le mouvement de la vague. Personne ne peut s'abriter derrière ce que j'ai fait pour proposer quelque chose de dangereux ou même d'un tout petit peu grégaire. Je trouve ça déjà très bien. » Oui, un idéal d'artiste : le refus du grégaire, « faire un pas (bondir) hors du rang des assassins », a dit Kafka * (voir aussi, sur le même sujet, la dernière pièce de Peter Handke : Les Innocents, Moi et l’Inconnue au bord de la route départementale) et : « Personne ne peut s'abriter derrière ce que j'ai fait pour proposer quelque chose de dangereux ou même d'un tout petit peu grégaire », c'est ce que je peux revendiquer moi aussi. Il s’agit de transgresser le moi social. Les fous y arrivent, les poètes, les enfants. C’est en ce sens que Hölderlin ne dépend pas de la société, dans ce sens profond, à cause de la sauvagerie qui est atteinte. Deleuze (dans L’Abécédaire, j’imagine) le dit à propos de Beckett, il prend l’exemple de Beckett. Il dit qu’il s’en est fallu de très peu que Beckett ne soit pas publié (il a été refusé partout et puis il y a eu le coup de génie du jeune Jérôme Lindon). Il dit (à peu près) : « Si Beckett n’avait pas été publié, on ne s’en serait pas aperçu, pour la bonne raison qu’il n’aurait pas manqué. Le monde entier aurait été sans le manque  de Beckett ». C’est en ce sens que la société n’en a rien à foutre d’Hölderlin, de Beckett, de Baudelaire, de Proust, etc., de Virginia Woolf, de Joyce, de Tchekhov. Marguerite Duras disait en 1969 qu’il fallait tout détruire, les écoles, les universités, « Pour tout refaire ? », on lui demande. « Peut-être, oui, mais plus tard, qu’on passe comme ça dans un immense bain d’ignorance, d’obscurité. » C’est ça, la poésie, c’est la sauvagerie — c’est l’instinct, dit Proust, ce n’est pas l’intelligence —, c’est ne pas savoir. J’avais envie de te le dire, ça, ce soir. A un moment, tu m’as trouvé plus radical que les gauchistes. Oui, souvent, je trouve que vous, les « engagés » n’allez pas assez loin. Il y a le modèle du Christ (j’ai été à la messe jusqu’à mes vingt ans, comme je te l’ai dit) et, en politique, je ne vois personne arriver à sa hauteur, pourquoi ? parce qu’on suppose que la politique, c’est des intérêts personnels. Pourquoi ne pas être à la hauteur d’une phrase comme : « Que celui qui n’a jamais péché lui lance la première pierre » ou de : « Les premiers seront les derniers », etc. Moi sans doute pas, mais les artistes que je cite plus haut (et quelques autres) vont, en tout cas, infiniment plus loin que les faibles Lénine ou Robespierre. « Seule la folie reste à l’abri du monde », disait aussi MD. « Un fou est un être qui ne supporte pas la société actuelle. » Elle dit encore (dans cette même émission : « Radioscopie ») : « Le premier devoir d’un révolutionnaire, c’est de combattre les partis officiels, et, en France, surtout le PCF. Avant tout. Je pense que la PCF est le premier responsable de la dépolitisation en France ». Tu actualises pour toi : combattre La France Insoumise. Le PCF, il faudrait au contraire le soutenir un peu maintenant (j’adore les loosers). Comme souvent, quand je suis un peu perdu face à la jeunesse actuelle, comme face à ta jeunesse, je me retourne vers celle qui a été une mère de substitution alors que j’étais même encore plus jeune que toi et que je recevais d’elle des lettres qui se terminaient par : « Je ne réponds à personne, mais vous êtes si jeune que ça m’a ému ». Moi aussi, ta jeunesse m’émeut et j’ai l’espoir que tu en fasses quelque chose d’inouï, pas d’idiot. 


Avec amitié, 


Yves-Noël


* Un extrait du Psychanalyste de Leslie Kaplan à propos de cette phrase (c’est une comédienne qui parle) : « — Il y a une phrase d’un de mes écrivains préférés, c’est Kafka (...) Il parle de l’acte d’écrire, il dit qu’écrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins. Pour moi, jouer c’est ça.(...)

Les assassins, contrairement à ce qu’on pourrait croire, sont ceux qui restent dans le rang, qui suivent le cours habituel du monde, qui répètent et recommencent la mauvaise vie telle qu’elle est.

Ils assassinent quoi ? Le possible, tout ce qui pourrait commencer, rompre, changer.

Kafka dit qu’écrire, l’acte d’écrire, c’est mettre une distance avec ce monde habituel, la distance d’un saut.

Il dit, sauter en dehors, sauter ailleurs. Ça suppose un point d’appui ailleurs. Jouer… c’est inventer quelque chose, un point d’appui, qui soit ailleurs, qui permette de saisir d’où on vient, d’où vient ce monde, le vieux monde des assassins.

Si on ne fait que redire, recommencer, répéter… on n’en sort pas, quel intérêt.

Sauter, je trouve ce mot tellement juste, sauter, on le voit, c’est un acte, un acte de la pensée, une rupture, ça n’est pas une simple accumulation, un processus linéaire, on continue, on continue et voilà ça se fait tout seul. Non. Il faut se décoller. »

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