Thursday, July 07, 2022

J’ai vu une pièce de Pina Bausch hier soir et je n’en reviens pas. Je crois que pour que l’art existe, c’est une question de chance, il faut un concours de circonstances. Il faut que vous soyez au bon endroit au bon moment et c’est ce qui m’est arrivé. J’étais en voyage, la grève des trains m’a précipité prématurément dans un car, je me suis retrouvé à Lyon, j’ai envoyé un message à Julie Guibert, la directrice du ballet de l'opéra de Lyon, la salle était pleine, elle m’a donné sa place (la meilleure, je crois). A un moment, il y a donc un espace qui s’ouvre à l’intérieur même de votre vie. Le théâtre de Jean Nouvel est noir comme un four à pain ; la scénographie de Peter Pabst, c’est de la terre labourée, brune ; voilà, c’est tout, et c'est déjà une installation qui vaut le déplacement. Parfaite, dure, habitée, sublime. La pièce qui va se donner est l’une des plus violentes de Pina Bausch, peut-être la plus violente. Sur la montagne on entendit un hurlement. 1984. La pièce a rencontré des résistances chez les danseurs de 2022. Même en jeu, on ne veut pas vivre ces femmes soumises, passives, violées, lacérées, etc. Victimes. Même en jeu on ne veut pas vivre ces hommes sûrs d’eux, guerriers, colériques, violents, enfantins, la comédie du pouvoir, prédateurs. Et même comme spectateur on ne veut pas vivre la guerre, la menace, la haine, la survie, la peur, la mort, la blessure, le viol, enfin (vous savez), tout ce qu’il y a dans les journaux de plus en plus — mais pas seulement : aussi dans nos mémoires (profondes). La pièce n’est pas que violence, elle ménage aussi la paix — des moments d'accalmie. la douceur, la tendresse, la joie. Tout est mélangé comme dans Shakespeare. Bonheur et terreur. Le matin, dans un podcast de la radio (chez Léa Salomé), j’avais vu Judith Chemla dans tous ces états expliquer sa révolte contre un homme qui ne cesse de la harceler, l’accule… Et c'est la pièce dont c’est le sujet : la complicité de la violence, des rapports de force, des rôles, des savoirs — ce que avec quoi on veut en finir, qu'on ne supporte pas. Mais ce dont je peux témoigner, c’est qu’on ne le supportait pas non plus à l’époque de la création. Je n’ai pas vu la pièce quant elle est apparue — bien sûr, j'étais à peine né, mais je l’ai vue lors d’une reprise et dans la distribution originelle. Je m’en souviens parfaitement bien, de tous. Jan Minařík,  Dominique Mercy, Beatrice toute seule debout sur scène pendant l'entracte, Jean-François, Nazareth, de tous… des sapins coupés qu’on jetait sur scène tout vivants et déjà morts, odoriférant. Et déjà je ne supportais pas cette pièce qui me terrifiait. A l’époque, Pina Bausch, ce n’était pas consensuel ; les salles se vidaient pendant toute la durée des représentations. A la fin, ne restait qu’un tiers, mais alors vraiment bouleversés, bouleversés à vie. Ce n’est que bien après, dans une autre époque, que tout le monde s’est mis à adorer. Je me souviens de Jan Minarik disant (dans un débat) qu’il regrettait l’époque où c’était plus dur, où ça suscitait tant de résistance, que ça lui paraissait plus juste. La pièce, je vais vous dire, je la connais par cœur, je l’ai vue et revue — et entrevue, rêvée mille fois, nocturne —, mais je l’ai découverte vraiment hier soir. Il y a presque quarante ans, mais pourtant faite pour maintenant. Chef d’œuvre inouï, inimaginable — et le deuxième miracle, c’est que le ballet de l’opéra de Lyon sous la direction des anciens danseurs de Pina ait réussi à revivifier cette pièce d’un archaïsme sacré. « Le nouveau, c’est en même temps l’ancien », dit Adorno dans une citation que Régy reprenait à son compte. « Dans le nouveau, l’ancien se reconnaît et devient facilement intelligible ». 

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