Tuesday, November 26, 2019

« L a vie est un message griffonné dans le noir »


Imaginez (j’imaginais hier très tard dans la nuit et pourtant encore avant de m’endormir) que, nous, nous-notre-époque, nous-les-vivants, nous étions morts et qu’eux, ces gens du temps de Tchekhov, que nous avons, comme s’ils étaient vivants, dans les nouvelles, étaient vraiment en train de vivre, comme si c’était eux qui étaient en train de vivre le PRESENT. Vous comprenez ? Je ne sais pas, ça a l’air banal ou idiot, mais l’impression était tenace, heureuse, merveilleuse même, comme une évidence, une solution. Ils vivaient au présent, j’en étais témoin, et nous, nous étions morts. Alors l’imagination se mettait en place. Tout ça pour le spectacle. Cette sensation vient aussi certainement (et aussi du spectacle du Radeau, la veille) (et aussi d’avoir vu dans la soirée le spectacle de Marthaler sur le temps qui passe et les effacements qui s’appelle Sentiments connus, visages mêlés), vient aussi de vous avoir vus si vivants (après des semaines de cogitation et d’écriture de mails emberlificotés) sous les néons du paradis, le matin. Tout un coup, dans la nuit enfoncée très profondément, c’était archi simple, et facile, et heureux : il suffit que ce soit eux les vivants et pas nous. Peut-être un écho de cette impression heureuse et néanmoins nocturne dans cette citation de Nabokov : « Nous ne devrions jamais perdre de vue que toute œuvre d'art est, toujours, création d'un monde nouveau, en sorte que la première chose à faire est d'étudier ce monde nouveau d'aussi près que possible, en l'abordant comme quelque chose de flambant neuf, n'ayant aucun lien évident avec les mondes que nous connaissons déjà. Et lorsque ce nouveau monde aura été étudié de près, et seulement alors, nous examinerons ses liens avec d'autres mondes, d'autres branches du savoir »

Raphaëlle m’a (depuis ce paragraphe ci-dessus) envoyé un mail rendant compte aussi de la représentation de Marthaler (Sentiments connus, visages mêlés) en soulignant la phrase de Montaigne mise en exergue : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage ». Je lui ai répondu (je ne sais plus quoi), mais j’ai omis de dire qu’une des supériorités de ce spectacle qui en comporte beaucoup, c’est qu’il y a très peu de mots. C’est un des problèmes que nous aurons à traiter : même si nous parlons beaucoup, il faudrait qu’on ait l’impression — mais absolue — que les mots sont très peu par rapport à l’expérience, que l’essentiel n’est pas là. Privilégiez la vie de ces personnages « bouche cousue » (c’est là qu’ils sont vrais). Le récit ou même les dialogues même nombreux doivent surgir sans y penser du tout, avec le naturel et la facilité (certes, ne pas la surjouer) de l’improvisation (mais vous vous souvenez, n’est-ce pas ? de ce que nous disait Virginia Woolf-Laure)

Comment se préparer ? (on m’a posé la question). Eh bien, beaucoup rêver à partir de ce matériau Tchekhov, de cette nouvelle Un royaume des femmes. Et puis d’autres — il est vrai que, pour moi, plusieurs se mélangent dans la confusion de la lecture, la femme au petit chien de Yalta fréquente les mêmes années et le même espace, absolument, que notre Anna Akimovna (et tant d’autres). Il y a un peuplement Tchekhov, on en a déjà parlé, puisqu’il a réussi à rendre vivants ses personnages et aussi peut-être des dizaines de milliers de ses lecteurs : imaginez que les gens (bon, qui savaient lire) ouvraient le journal et pouvaient y lire une nouvelle de Tchekhov ! Ou, en épisodes, les Démons de Dostoïevski ! Ah, c’était autre chose, la presse, à cette époque-là ! Enfin, c’était sans doute des journaux littéraires, je ne sais pas bien, en fait, mais qui tiraient à énormément d’exemplaires. Donc travaillez en plein de dedans et tout autour et puis beaucoup, beaucoup d’attention aux costumes, aux apparences, même si ce ne sont peut-être que des possibilités. Préparez-vous un peu comme pour un tournage, texte, rêverie, construction de personnages, costumes, maquillages, etc. Vous pouvez partir de costumes pour « trouver » un personnage, c’est souvent le cas. Bulle Ogier racontait qu’elle ramait, ramait pour le premier monologue de Grand et Petit (ça m’a été confirmé par Claude Régy) et qu’un jour elle a ouvert sa penderie et y a dégoté « une petite jupe tango » (rouge) et qu’à partir de là, la scène lui a été facile, qui commençait par une question adressée au public, un ton que l’enfant que j’étais a beaucoup imitée dans sa MJC : « Vous entendez ? Deux hommes… » 

Raphaëlle rêve de travailler des chants choraux à la manière des ensembles de Marthaler, du Radeau... Je me souviens quand j’ai joué le Tolstoï avec Julie Brochen on avait aussi beaucoup travaillé de chants entre nous. Si vous avez le temps, ce serait super. Vous pourriez vous entraîner. Peut-être Olga peut trouver et faire connaître des choses de l’espace-temps qui nous intéresse… Que ceux qui savent chanter entraînent. Et puis il y a le piano...

« Mais d’abord il y a le corps et, après, la raison », dit, dans une interview qui me passe sous le nez, Romeo Castellucci qui veut expliquer qu’il demande aux spectateurs de s’abandonner (à la musique, comme dans le courant d’un fleuve). Abandonner le contrôle, ce qui ne veut pas dire quitter la pensée, mais c’est une autre façon de penser, dit-il. « D’abord il y a le corps et après la raison ». C’est pour ça que je parle de virtuosité, c’est pour que les mots (même s’il y en a beaucoup) n’éradiquent pas les corps qui sont très forts, par exemple dans le Marthaler (le body langage, celui que lisent les chiens). « Le corps entier du spectateur doit être abandonné. » Et ce corps du spectateur dont Castellucci parle si bien, c’est aussi le vôtre, de plain-pied, ce sont les mêmes corps. Votre corps à vous aussi, même dans la vitesse, même dans la jeunesse, même dans la virtuosité doit être, c’est le mot exact, « abandonné ». On en a parlé, je crois, à propos de Frode dans le spectacle du Radeau que vous avez vu, de cette qualité détendue, abandonnée, mais il a toujours été comme ça, j’adorais jouer avec lui, « bienfaisant », « abandonné » et les mots en plus, quand il y en a — merveille —, s’il y en a. Faire du bien aux gens, c’est ce dont le théâtre comme expérience du monde, comme se baigner, est capable. Je ne retrouve plus cette citation de Nabokov où il dit ce que l’art (la littérature, dans son cas) lui donne : de la tendresse, de la douceur, un monde « paradisiaque » possible et heureux

« La beauté est la beauté justement parce qu’elle passe », dit aussi Romeo Castellucci. Côté fragile de la beauté lié à la disparition

« Tu sais, ces musiques que l’on porte à l’intérieur de nous et qui, normalement, ne peuvent pas trouver de traduction en musique et, là, Mozart semble être capable de le faire. Moi, j’ai un souvenir très particulier, y a un an et demi quand nous avons donné pour la première fois en concert le Requiem de Mozart et que nous sommes arrivés à ce moment crucial qui était, pour la première fois, de répéter le Lacrimosa, et c’est une sensation assez unique, assez étrange, c’est-à-dire avoir la sensation que, normalement, cette musique ne se répète pas, elle est, elle est uniquement. Elle est pas là pour être travaillée ou pour être résumée à des choses un peu bassement matérielles de savoir est-ce qu’on va la jouer douce, forte, plus courte, plus longue, non elle est, point à la ligne », dit le chef d’orchestre Raphaël Pichon. Si nous pouvions nous lester d’assez de matières, d’assez de connaissances (animales) de la « matière russe », c'est-à-dire de la matière humaine, comme dit Olga pour ne plus avoir à  travailler, mais à être

Et si vous étiez des artistes qui expliquiez ce que vous faites ?

« Moi, j’appartiens à la disparition, en tant que phénomène »


Et ce que nous ne ferons malheureusement pas au paradis (pour raison évidente de nettoyage) : https://www.youtube.com/watch?v=iGwkQ-ThbCk&list=RDuBny8n7fBrc&index=15

(Je n’ai pas retrouvé ce que je cherchais : un casting de Fellini pour le rôle de Casanova, où l’on voit de très grands acteurs faire des essais — et alors tout habillés, maquillés, décor, lumière comme pour un vrai tournage —, faire des essais pour le rôle, essayer de jouer Casanova et d’aider Fellini à comprendre comment il le voit. Comme on connaît celui qui l’a finalement joué (Donald Sutherland), c’est un plaisir de voir ces variations très bien jouées, mais « pas encore ça ». Ce serait formidable que vous vous présentiez dans ce genre d’approximation : on s’approche du rôle, on en est parfois loin (par exemple, les hommes ont de la barbe pour jouer des femmes), mais on ne sait jamais. Et si vous étiez des artistes qui expliquiez ce que vous faites ?  Pas en l’expliquant, pas pour revenir dans notre présent, mais en restant dans les flottements de la fiction : après tout, nous rendons vivants des fantômes. Ce serait bien de comprendre ce jeu de spectres et d’interchangeabilité des cellules entre la mort (ou l'inexistence) et la vie…

Dino de Laurentiis (le producteur) disait que, pour la réussite, pour lui, il fallait que les 3 c fonctionnent ensemble : « cervello, cuore, coglioni » (les féministes tenteront — ou pas — une traduction du dernier terme). A quoi l’un des convives le plus délicat, le plus artiste de ce dîner en ville (de samedi) ajouta un quatrième c qui pour lui participait : « culo, ça sert aussi »

« We are a cacophony of experience, not just a seamless self (un moi sans couture) », dit un peintre américain à la mode qui parle des « complexities of the human essence ». Montrez donc les coutures, les contradictions, les passages d’un moi à l’autre, les multitudes d'identités indifférentes les unes aux autres… Matière russe…

Je lis la note d’intention d’un spectacle que j’ai beaucoup aimé, de Latifa Laâbissi et Antonia Baehr, Consul et Meshie : « Deux humains jouent aux singes, qui jouent aux humains, pour les humains ». Et elle me fait penser à ce dont on a déjà parlé : jouer des filles qui jouent aux garçons (pour les garçons), jouer des garçons qui jouent aux filles (pour les filles), mais aussi jouer des Russes qui jouent aux Français pour les Français que nous sommes, etc. Ou jouer des singes — ou des éléphants — qui jouent aux humains. Un jeu avec les identités qui, pour moi, si elles existaient, n’existeraient que dans leur permutation, leur démultiplication, comme des cartes qu’on rebat. C’est la métamorphose (ou le « passage » de Montaigne) qui nous intéresse et, on a de la chance, c’est aussi la condition de l’acteur : pas d’identité, on peut tout jouer (même un jockey dans le cas de Depardieu !) Jouer, pour les jeunes que vous êtes, des vieux qui jouent aux jeunes, ou si vous devez jouer des vieux, donc vous vieillir, jouer des vieux qui jouent des jeunes qui jouent des vieux. Toute cette confusion le plus précis possible, bien sûr… 

« Il n’est pas tout à fait exact de dire que Tchekhov  s’occupait d’êtres charmants et inefficaces. Il est un peu plus juste de dire que ses hommes et ses femmes sont charmants justement parce qu’ils sont inefficaces. Mais ce qui attirait réellement le lecteur russe, c’était que, dans les héros de Tchekhov, il reconnaissait le type de l’intellectuel russe, de l’idéaliste russe, créature bizarre et pathétique peu connue à l’étranger et qui ne saurait exister dans la Russie des soviets. L’intellectuel de Tchekhov était un homme qui alliait le respect humain le plus profond à l’incapacité quasi ridicule de mettre en pratique ses idéaux et ses principes ; un homme dévoué à la cause de la beauté morale, ayant à cœur le bien de son peuple, le bien de l’univers, mais incapable de faire quoi que ce soit d’utile dans sa vie privée, gaspillant son existence provinciale dans une brume de rêves utopiques, sachant parfaitement reconnaître ce qui est bon, ce qui vaut la peine d’être vécu, mais sombrant en même temps de plus en plus dans la boue d’une existence monotone, malheureux en amour, irrémédiablement inefficace — un homme bon qui ne peut rien faire de bon. Voilà le personnage qui passe — sous l’aspect d’un médecin, d’un étudiant, d’un insti­tuteur de village, etc. — dans tous les récits de Tchekhov... Les idéalistes propres à rien de Tchekhov n’étaient ni des terroristes, ni des socio-démocrates, ni des bolcheviks en herbe ; ils ne comptaient pas parmi les innombrables membres des innombrables partis révolutionnaires de la Russie. L’important était que ce héros typiquement tchekhovien fût le détenteur d’une vague mais belle vérité humaine, fardeau qu’il ne pou­vait pas plus porter qu’éviter de porter. Ce que nous voyons dans toutes les nouvelles de Tchekhov, c’est un homme qui trébuche — mais s’il trébuche, c’est qu’il regarde les étoiles. Cet homme est malheureux, et il rend les autres malheureux.
Ces hommes pouvaient rêver ; ils ne pouvaient pas gou­verner. Ils brisèrent leur vie, ils brisèrent celle d’autrui ; ils étaient bornés, faibles, vains, un peu fous, mais, comme le laisse entendre Tchekhov, béni soit le pays qui produit ce type d’hommes ! Ils rataient toutes les occasions, ils esquivaient toute action, ils passaient des nuits blanches à concevoir des mondes qu’ils ne pou­vaient bâtir ; mais le simple fait que de tels hommes, emplis de pareille ferveur, animés de cette ardente abnégation, de cette pureté d’intention, de cette éléva­tion morale, aient vécu, et vivent peut-être encore dans l’impitoyable et sordide Russie actuelle, est une pro­messe de lendemains meilleurs pour le monde entier — car la survie du plus faible est sans doute la plus admi­rable de toutes les admirables lois de la nature.
Je recommande vivement de lire aussi souvent que pos­sible les livres de Tchekhov (même dans les traductions qu’ils ont subies) et de rêver au fil de leurs pages, car c’est pour cela qu’ils ont été écrits. En cette ère de Goliath rubiconds, il est très utile de lire quelque chose sur les frêles David. Ces paysages désolés, ces saules morts bordant des routes mornes et boueuses, les corbeaux gris cinglant le ciel gris de leurs ailes grises, la bouffée de quelque souvenir inattendu émanant soudain d’un coin de rue des plus ordinaires, cette pénombre pathétique, cette charmante faiblesse, tout ce monde tchekhovien gris tourterelle mérite d’être conservé précieusement face à l’éclat aveuglant de ces mondes forts, indépendants, que nous font miroiter les adorateurs des États totalitaires. » (Nabokov)

C’était là (ci-dessus) le plus important de ce qu’il fallait lire dans ce mail comme d'habitude interminable, pardon de ne l’avoir mis qu'à la fin... 
A bientôt, les aminches !

Yves-Noël

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