Thursday, December 05, 2024

E videmment les appartements spacieux de Berlin


Ce qu’il y avait, c’est que Legrand était toujours là. Toujours là pour moi. Je lui envoyais : « Vers 4h, je suis chez Perrotin (rue de Turenne), une belle expo de peinture » et il me répondait : « Ah ben, très bien ». Vexée, j’envoyais : « Non, mais je ne te dis pas ça pour te raconter ma vie » et je fermais mon téléphone d’un coup sec (c’est une image). J’avais mal compris puisque je recevais (plus tard donc) : « Non, mais je t’y retrouve avec mon ami Emmanuel ». Tout d’un coup le soleil. Et j’arrivais même en retard, du coup (comme une princesse). 


Emmanuel est un ami intime de Legrand dont il m'a beaucoup parlé. C’est exactement — m'ayant jaugée le premier (le plus rapidement) avec ses grands yeux — ce qu’il me dit immédiatement : nous avions beaucoup entendu parler l’un de l’autre ; Legrand avait projeté souvent de nous faire nous rencontrer, mais ça ne s’était jamais fait. Emmanuel peignait et habitait Berlin qu'il cherchait à quitter. La ville n’était plus « arm, aber sexy », ça faisait un moment que c’était fini (ma jeunesse). L’expo de Jean-Philippe Delhomme était très belle, mais le peintre et le philosophe avait déjà eu le temps de s’en faire une idée. Emmanuel trouvait les portraits trop inexpressifs. « C’est voulu, affirmait-il, il y a toujours un léger strabisme qui fait que la jeune modèle ne nous regarde pas ; ils sont moins expressifs que le citron ! — Ou que la vieille dame... —  Mais oui, le portrait de la vieille dame est le seul qui soit expressif... » La vieille dame, c’était Michèle Bernstein, la « femme de Guy Debord ». Elle avait écrit un livre réédité par Allia qui était un pastiche d’un roman de Françoise Sagan, je l’avais à la main, je venais de l’acheter. Emmanuel était très fin, des cils de poupée, une expressivité naïve, j’en tombais immédiatement amoureuse (à ce moment, Legrand n’était presque plus rien, disons : un vieil ami de la famille). Le soir du vernissage, la vieille dame (92 ans) était restée devant son portrait pendant plus d'une heure, sur une chaise qu'on lui avait apportée. Natacha m’avait invitée à l’Olympia pour le concert de Zao de Sagazan. A la fin du spectacle incroyablement maîtrisé, quand tout le monde avait pensé que c’était fini-fini, la chanteuse avait fait entrer Brigitte Fontaine qu'elle avait lentement installée sur un trône doré et elles avaient chanté ensemble « Ah que la vie est belle ». 60 ans séparaient et rassemblaient ces deux femmes ; c’était très beau. 


Mais ce dont je voulais parler ici, ce n’est pas de ça. Je ne sais pas si j’ai encore la place. Il y avait un très joli petit tableau de Jean-Philippe Delhomme qui présentait un livre ouvert sur des reproductions d’œuvres de Frank Auerbach, probablement la référence principale du personnage du peintre dans la dernière partie des Emigrants (de W. G. Sebald) (me rappela Legrand). Enfin, bon, Emmanuel sortit de son téléphone une photo d’un des tableaux de ce peintre puisque je ne le connaissais pas et c’est là que j’eus ce coup de foudre. Quelques minutes plus tard, je lui demandais en tremblant s’il pouvait me donner la photo qu'il m'avait montrée. A ma grande surprise, gentil, il accepta immédiatement...  



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Wednesday, December 04, 2024

« I n 37 years in the intelligence profession, I've never seen the world in a more dangerous state »


C’était un dîner un ville. Quelqu’un avait parlé d’un autre qui s’était écrié : « Ah, Modiano ! Ne me parlez pas de Modiano, c’est infect, c’est un salopard ! C’est absolument zéro, Modiano, une honte ! » Et, maintenant, je ne savais pas si je l’avais rêvé ou si c’était plus en amont dans le livre que je lisais (j’en étais presque à en tourner les pages). En fait, non, quelqu’un d'irrésistiblement méchant avait parlé de quelqu’un d'irrésistiblement méchant, enfin, tout le monde avait compris que c’était juste pour le plaisir comme c’était toujours dans les dîners en ville. Sentant l’ambiance décontractée, ouverte j’avais, pour apporter de l’eau au moulin, raconté la rumeur qu’on m’avait assuré vraie (mais que je n’avais jusque là jamais osé répéter) qui disait — de source sûre — et, là, je citais ma source qui m’assurait qu’elle le tenait de source sûre — que, vous savez, cette actrice iranienne dont j’oublie toujours le nom, oui, vous voyez qui, très belle, eh bien, elle serait avec machin ! Si ! Depuis deux ans. Et, là, ce serait même fini car elle veut un enfant de lui, et, ça, Machine qui était d’accord pour l’amour n’est pas d’accord pour l’enfant. Non. Ensuite, on était passé à autre chose. Il y avait something de décadent et de touchant dans ces dîners en ville, comme si le réel, pendant quelques heures, n'était plus une menace — ou peut-être, au contraire : plus qu'une menace, une vague menace ou une folle menace. C’était dans les cas où ça prenait bien, où tout le monde comprenait pour tout le monde les sérieux à éviter. Dire du mal et du bien des gens au petit bonheur la chance participait de cette détente. On me demandait quelles actrices incontournables il pouvait bien y avoir en ce moment à Paris, si même il y en avait. Je dis que j’aimais beaucoup Fanny Ardant. « Ah, non ! Quelle horreur ! Je déteste sa voix — et cette façon qu’elle a (et ceci, et cela...), ah, non ! Ne me parlez pas de Fanny Ardant ! » C’était toujours l’Italien qui parlait comme ça. Je l’adorais. J’étais prête à sacrifier Fanny Ardant (et d'autres encore) pour l’écouter. Il disait qu’il préférait vivre à Paris qu'à Rome. « Tiens donc,  pourquoi ? — Parce qu’à Rome (il cherchait), un repas comme le nôtre, voyez, eh bien, on parlerait de foot... un peu de politique... de voitures… et voilà tout ! » L’Américain assurait qu’il était content de rentrer en France, parce que, là-bas, à New York, quand on avait envie de changer d’air, on ne savait pas où aller, il n'y a rien. « D'ici, ce n'est pas pareil, on peut aller partout sur un coup de tête, on est tout de suite dépaysé... Berlin, Lisbonne c'est très bien, Lisbonne, l’Italie… » L’Italien disait : « Il y a aussi toutes ces villes de l’Est… » Budapest ? « Budapest, c’est très beau… » J’avais envie d’aller à Budapest à cause des bains. En hiver, j’avais envie de bains chauds. J’avais envie de faire le tour des villes d’Europe qui pratiquaient les bains publics. Pourquoi pas, j’avais du temps cet hiver. 


Du temps pour mourir...

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Tuesday, December 03, 2024

J’avais lu Les Cloches de Bâle depuis bien longtemps et sans doute ma vie était-elle trop courte pour que je le relise un jour. Mais j’étais allée à Bâle. J’avais marché le long du Rhin. J’avais rêvé finir mes jours dans l’une de ces maisons si raffinées qui donnaient sur le Rhin, j’avais jeté des croûtes de fromage aux mouettes. J’avais senti la nuit approcher, j’avais traversé la ville festive, capitaliste dans un état second, j’étais allée comme toujours je le faisais quand j’errais dans ces villes européennes jusqu’au zoo situé comme souvent près de la gare. Je n’avais pas trouvé de bains dans cette ville sinon je serais allée aux bains (l’été on se baignait dans le courant entraînant du fleuve légendaire). Mais le zoo fermait une heure après que j’y étais arrivée et c’était cher. Je traînais un peu devant, il y avait des groupes de gens, j’essayais de comprendre ce qu’ils faisaient là, personne ne semblait essayer de comprendre ce que je faisais là moi-même. J’étais invisible dans ces villes étrangères, c’était un plaisir et une souffrance, c’était une errance, je dérivais, peut-être tout le monde voyait immédiatement que je dérivais et cela suffisait pour me comprendre… Près de la gare j’abordais le « Bar Bistrot » de l’hôtel Victoria. Il y avait encore trois heures à tenir…  



Je regarde maintenant par la fenêtre, la baie vitrée — ma vie, c’est le pays des baies vitrées — la nuit s’élargir sur un bout de ville près d’une gare. C’est une gare loin de Paris, en Suisse, dans un pays froid. Dans une ville passe le Rhin, beau fleuve presque sauvage ; des mouettes en sont les reines, des colonies de ce « matriarcat » (en français seulement) communiquent avec moi parce que je leur jette de temps à autres des bouts de croûte de fromage


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Friday, November 29, 2024

En rêve j’avais été sur scène. L’actrice était venue vers moi et s’était assise sur mes genoux. Elle le faisait toujours, mais, là, j’avais senti une ferveur particulière, une tendresse, profondément. Elle s’adressait à son cheval, mais je sentais que son amour des bêtes se dirigeait aussi vers moi (puisque je jouais le cheval). J’aimais être muette dans cette scène, passive. Un cheval, ça ne parle pas, quelle merveille à jouer ! Au petit-déjeuner, d’habitude je restais dans mon coin en regardant les News sur mon téléphone, mais, depuis quelque temps, je m’asseyais à la table commune. C’était la fin d’une tournée. On avait même vu l’actrice apparaître en chantant — une vocalise avait préfiguré sa présence — dans la salle surchargée. Du jamais vu. « She sang beyond the genius of the sea. » (m'était revenu le vers de Wallace Stevens). Elle ne s’était pas assise à la table commune, elle avait disparu, son effluve, mais elle m’avait donné en passant une caresse comme à son cheval. Sur la scène immense où l’on aurait pu mettre des mondes et des mondes — le régisseur avait dit, après la représentation, que nous avions l’air de poissons perdus dans le vide d’un aquarium (immense, mais nullement infini sauf, peut-être, pour ces animaux qui ont, parait-il, une mémoire de deux secondes) — c’est vrai, comme dans un palais contenant le monde, l’univers — si grand qu’il en pouvait contenir l’univers —, assise sur ma chaise pendant la grande scène de l’actrice, j’avais pensé la mort. Ce vide immense, ce plancher aux reflets noirs, j’avais pensé l’absurdité de vivre une fois et de ne plus vivre pour l’éternité. Nathalie Sarraute disait qu’elle n’avait pas peur de la mort, que c'était comme avant sa naissance. Oui, tout cela était absurde. Sauf que Nathalie Sarraute avait laissé ses livres, comme des témoignages, surtout ENFANCE, mon préféré, que j’ai lu plusieurs fois... 


J’étais paresseuse, je n’allais pas aller revoir le retable d’Issenheim comme je l’avais projeté quelques heures auparavant. En hiver, je n’aimais rien mieux que de rester dans mon lit. Toutes les demi-heures passait dans la rue un petit train qui chantonnait des chansons de Noël ; la nuit, ma chambre du premier étage était éclairée par les guirlandes électriques de la rue ; l’hôtel était rempli d’énormes sapins garnis qui étouffaient tous les espaces, les entrées, la salle des petits-déjeuners. La question dans la compagnie avait été de savoir si les sapins arrivaient tout garnis depuis je ne sais quel entrepôt géant américain où s’il avait fallu accrocher une par une, à touche-touche, les boules et les étoiles (et les friandises, les noix dorées…). Les employés nous avaient indiqué à mi-voix qu’en effet, ça avait été un sacré gros boulot… L’hôtel, sur son site, se présentait comme « LGBT friendly ». « Nous assumons notre différence », était-il clairement énoncé. Ce qui fait que le régisseur : « Ah, mais c’est pour ça, alors, le mauvais goût… » 


Bien sûr, nous aimons le kitsch, nous, les LGBT...


Dans la journée les heures passaient très vite. A ne rien faire, à ne sortir que pour se ravitailler, les heures passaient très vite. Les cloches sonnaient les demi-heures. Plus le petit train. Le soir, avant la représentation, je me regardais dans le miroir et je me disais : Voilà, maintenant, il n’y a que toi, tu ne pourras faire qu’avec toi, avec tous tes défauts (ou qualités), avec ton état, ta faiblesse, avec ce que tu peux bien être maintenant — que tu ignores —, rien à voir avec hier, rien que tu ne peux plus rêver d’améliorer : le meilleur moment de toute l'histoire


Saturday, November 23, 2024

Dans la chambre d’hôtel maintenant, au bord de la mer, j’avais mis le chauffage à fond — il était très bruyant — et j’avais froid

Dans une autre chambre d’hôtel maintenant, plus luxueuse, au bord d’un lac, l’ajout d’une couverture qu’on m’avait apportée était inutile

J’aimerais que ma vie ne soit plus que du chaud et du froid

Legrand était notre vedette de cinéma. Je dis « notre » car nous étions nombreu.x.ses à lui tourner autour, mais aussi parce que, toute seule, nombreuse aussi j’étais à lui tourner autour ; d’autant plus seule que si nombreuse, au fond. (Maintenant je l’assume.)

Legrand était notre vedette. Depuis que Gaspard avait disparu dans la neige — pas une autre, celle qui s’était justement matérialisée aujourd’hui à travers la grande baie vitrée de la chambre d’hôtel, c'est-à-dire la même neige moche, grise  —, lui, le plus beau, le plus doué-de-sa-génération qui aurait dû recevoir des dieux de la profession un destin à la Alain Delon, depuis  que sa disparition provoquait en moi un tel chagrin (que j’hésite même à écrire son nom ici) — eh bien, c'était clair, mon amour s’était reporté sur Legrand

Legrand avait un peu peur de moi, ce qui empêchait tout futur autre que rêvé. Disons que je le ressentais comme ça. Il devait maintenir une sorte de statu quo. Oui, c'est ça. Il était bien là, mais il ne voulait pas que ça bouge. Que ça devienne. On avait tout l'avenir devant nous dans cet état d'esprit. Mais, moi, fillette incomprise, j’aimerais passer plus de temps avec lui, le voir au réveil, par ex, voir, comme si nous étions ensemble, comment il se réveille, peut-être heureux ou malheureux, voir comment je pourrais l’aider — à défaut de l’aimer — ; ainsi je pourrais vous en parler beaucoup plus profondément… Au lieu de cela, j’en suis réduite à l’effleurement, je n’ai pas forme humaine


Sans doute que, si nous étions ensemble, je n’en parlerais pas — parce que je suis pudique, au fond. Et c’est si dur de parler même d’un fragment de la vérité. Il vaut mieux extrapoler. Il vaut mieux ne rien vivre à travers la baie vitrée. Les oiseaux chutaient comme des pierres au milieu des flocons


Je m’accoutumais à ma maladie. J’aimais le monde réel. Il n’existait pas vraiment dans le luxe capital de l’hôtel standard... 

Service d’une extrême amabilité. Le lendemain de ma première nuit, on m’avait aussi fourni 2 peignoirs avec leurs chaussons, du chocolat, des pommes, etc., un spa...

Chaque jour, je demandais à la femme de chambre de ne pas faire ma chambre — et la femme de chambre africaine était si agréable, si agréable, on riait, on riait tellement on était capable d'amabilité l’une envers l’autre avec la femme de chambre…

J’ai le syndrome de Diogène, j’imaginais que je restais à l’infini dans ma chambre sans jamais, jamais qu’on y touche. Mais le temps infini n’est jamais que de courte durée. C'est pour ça que j'aime écrire ici, la courte durée


Thursday, November 21, 2024

Je ne broie pas du noir, je broie du gris. C’est un métier peut-être, dans le sens « vocation ». L’un des Laurent actuel m’a dit qu’il aimait ce que j’écrivais autant que LA FLAMBE, le livre tiré des journaux d’une ado des années 70-80, Ariane Grimm, elle s'appelle. Mais le livre est épuisé (bien que les cahiers soient exposés en ce moment au musée des Arts déco, si j’ai bien compris). Alors je sens que j’écris, influençable comme je suis, en imitant tant bien que mal le style que j’imagine de ce livre que je n’ai pas lu — sauf une belle phrase relevée par Annie Ernaux : « Je suis tellement triste que je ne peux même pas imaginer le bonheur » 


J'ai entendu récemment : « Mes parents étaient des tortionnaires ; mais, concomitamment (pour compenser ça), ils m’ont donné accès à l’art ». Et c’est ce qu’Annie Ernaux suppose aussi en parlant d’Ariane Grimm : « elle serait devenue une écrivain parce que, quand rien ne comble, il ne reste que l’art ». Mes parents à moi n’étaient pas des tortionnaires, pas plus que tout le monde. Mon père, au contraire, presqu’un saint. En tout cas, un brave homme (et, par les temps qui courent…) Ma mère, oui, affreuse, épouvantable, mais la pauvre ne s’en rendait pas compte. C'était justement là, sa faute : ne pas se rendre compte. C'est aussi une circonstance atténuante. Et puis les parents sont aussi toute une famille, chacun. Ma mère ne s’est rendu compte de ce que c’était que de vivre qu’en tombant malade de la maladie d'Alzheimer, comme je l’ai déjà beaucoup raconté. Le reste du temps, tout le reste de sa vie, toute la longueur, elle a été une actrice. Une mauvaise. Elle a joué pour se brouiller la vie. C’est facile de jouer, simplement il ne faut pas faire en sorte que le jeu capture la vie. En tout cas, pas adulte, à cause des enfants à naître parce qu'alors on continue de jouer à la poupée. Ah, non, le jeu, c’est le jeu et, la vie, c’est la vie. Il faut trier dans son for intérieur. Si tout se mélange, c’est « fake news ». Je ne peux pas me plaindre de la maladie, de mes maladies multiples, j’ai vu comme la maladie à elle lui a fait du bien. On dit que certaines personnes ne se rendent compte de la vie que 2 secondes avant d'en mourir. Elle, ça a duré au moins 2 ans. C’est dommage que ça n’ait pas duré plus. Elle a vécu 2 ans de VACANCES DANS LA REALITE (titre de Wallace Stevens). C'est ce qu'on se souhaite à tous, n'est-ce pas ? Mon appétence pour le théâtre,  m’avait dit un psy, vient de sa capacité de mentir tout le long de sa vie. Pas de réel, pas de « devenir » (dirait Gilles Deleuze). J’ai employé plusieurs fois mon père qui, lui, jouait vrai, c’est-à-dire qu’il ne s’arrêtait pas de vivre (dans le réel donc) en entrant en scène (au point qu’il fallait toujours lui envoyer qqn pour l'en sortir) et cela rendait affreusement jalouse ma mère qui croyait que l'être était un avoir qu'elle n'avait pas. (J'aurais pu l'employer, à la fin.) « Mes parents étaient des tortionnaires... », j’adore cette phrase finalement, son côté rétro des livres des vide-greniers. MOI, CHRISTIANE F., 13 ANS, DROGUEE, PROSTITUEE… Ce matin il y  a de la neige sur les montagnes. C’est indéniable. Que je n’avais pas remarquée hier. La nuit qui efface tout a laissé du gris. Des oiseaux tombent par la fenêtre. La baie vitrée dans le ciel ; des oiseaux chutent dans la neige, dans le gris de la neige. Je ne sortirai pas, luxe d’une si belle baie vitrée… Sur le site du « Figaro », une vidéo en direct : seulement la neige qui tombe sur les escaliers de Montmartre sans aucun commentaire — un film du festival du Cinéma du Réel ! —, seulement le bruit de la foule et la neige qui feutre et émerveille... Ici, les cheminées sortent de la fumée grise comme  le ciel  


Sunday, November 17, 2024

A vec Legrand, nous errions dans les rues


Avec Legrand, nous errions dans les rues, avec Legrand j’avais compris l’errance et j’avais compris les rues. Legrand était né là, il aimait Paris comme son nid. Nous passions d’une salle à une autre, tout était ouvert pour la déambulation… Et puis, des fois, on rentrait chez lui et j’avais froid — je suis si frileuse depuis que je vis dans les rues — et on regardait un livre ou deux qu’il avait trouvés chez un bouquiniste, un livre d’art, sur le Moyen-âge ou sur le Mexique (il en revenait) et j’avais froid malgré le radiateur qui me touchait le genou, je crois, et les tisanes rallongées qui apparaissaient sur la table ; je restais habillée et on parlait et la parole remplaçait l’amour. L’amour, pour lui, était toujours présent, sauf avec moi, mais, pour moi, il ne l’était jamais, jamais présent, sauf avec lui. Nous avions ainsi des vies très différentes. Par sadisme, il me rappelait son âge. Il avait pris un an de plus. Je le voyais vieillir sans moi. J’aurais voulu qu’au moins le temps ne passe pas. Nous passions des soirées « de pure amitié », sans que le désir s’y mêlât, à cette différence près que, résigné à l’ennui, j’écoutais à peine ce qu’il me disait. (Cette dernière phrase, je l’avoue, est recopiée de LA CHUTE, d’Albert Camus, que Legrand m’a conseillé de lire, j’en suis presque au bout.) Et j’avais faim. Parfois je ne voyais pas l’intérêt de chercher à manger… Si ça se présentait, oui. Mais Legrand n’avait qu’un vieux camembert Président et du pain de mie, je refusais. On a sa fierté, quand même… J’arrivais parfois chez lui sans prévenir quand je ne voulais pas rentrer chez moi, quand je traînais ; il ne fermait pas sa porte, j’entrais, il me rabrouait un peu : « Mais enfin, imagine, j’aurais pu être là à me branler… »


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