Sunday, April 14, 2024

J’ai enfin vu le film de Raymond Depardon sur la campagne de Valéry Giscard d’Estaing (1974, une partie de campagne) et j’ai été frappé par la douceur qui en émanait. Valéry Giscard d’Estaing a l’air de faire campagne sans effort, sans colère, avec du temps comme en vacances, une absence de stress, une curiosité pour les paysages traversés, une confiance, une absence de machiavélisme et de ressentiment, juste convaincu d’être la bonne personne au bon endroit, mais sans avoir à l’imposer violemment. Pour voir sa violence, son attaque, son intelligence décisive, j’ai dû revoir ce qui, dit-on, avait perdu François Mitterrand, le célèbre : « Vous n’avez pas le monopole du cœur », la phrase au bon moment du débat télévisé de l’entre-deux-tours. Mais, en campagne, c'est-à-dire sur les routes, en avion... il est apparemment détendu, jamais un écart avec ses collaborateurs, plus la puissance que le pouvoir. Il gère son image, puisqu'il se laisse filmer, mais en laissant carte blanche à Depardon. J’ai vu ensuite, d’un niveau infiniment moindre, le récit (façon Netflix) fait à partir des comptes falsifiés de la campagne présidentielle de 2012 de Nicolas Sarkozy (qu’il a perdue) qui amènera l’explosion de la droite (ce qu’elle a réalisé toute seule, avec ses propres forces). La figure de duel appelée des « deux veuves », les duellistes se plantant l’un dans l’autre l’épée de la mise à mort (François Fillon et Nicolas Sarkozy). Le fait que ce soit si sordide, si univoque (malgré la diversité des témoignages) rend comme faux le documentaire, trafiqué. Alors que la douceur, l’intelligence, l’humilité de celui sur la campagne de Giscard rend, pour moi, un son vrai. Pour raconter une chose il faut en raconter deux, a fait remarquer récemment Christine Angot, sinon c’est du discours. Raymond Depardon raconte en même temps la campagne du côté du candidat de droite (c’est le sujet) et autre chose qui est peut-être son propre rapport aux choses, à la vie, son propre « intérêt flottant ». Giscard ne s’habituait pas au film qu’il a vu plusieurs fois sans se résoudre à donner son accord à la diffusion (il ne l’a fait que sur le tard). Par ex, il ne comprenait pas pourquoi Depardon avait filmé la foule des meetings plutôt que ses discours. C’est cela, la vérité, les choses sont plus douces qu’on ne pense. Au lieu du discours du futur chef d'Etat, il y a la foule momentanément réunie qui l’écoute passablement. Les journalistes, pour vendre, exacerbent les passions, les politiques, croît-on, pour être élus, souvent aussi les dictateurs, à tout prix. Mais ce n’est pas vrai, pas aussi vrai. Ce n’est jamais du discours, la vie, sauf, parfois, la vie triste, quand on ne s’en sort pas… mais on s’en sort, en général, car les époques changent si vite qu’il ne reste que le vent, que le mouvement, que le mouvement du vent


Saturday, April 13, 2024


 

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Friday, April 12, 2024

Je vous envoie ça à cause — entre autres — de la scène de lapidation qui fait penser à celle de Quichotte bien sûr, avec les « amandes de rivière » (mais tous les coups qu’il reçoit). C’est d’une interview de Clément Rosset qui aimait beaucoup l’Espagne et son humour (il cite, mais je n’ai pas retrouvé, un vieux paysan qui, montant dans un train, s’était exclamé : « Comme tout est loin ! ») 


« Mais hélas ! quoi que vous fassiez pour échapper au réel, que vous recherchiez le divertissement ou que vous construisiez un système métaphysique, il finira toujours par prendre sa revanche. La mésaventure qui est advenue à Raymond Lulle, un des principaux penseurs du Moyen Âge, est à cet égard très instructive. Cet homme, né à Majorque au XIIIe siècle, a consacré sa jeunesse aux plaisirs, notamment aux femmes, c’est-à-dire qu’il s’est d’abord montré très sage. Puis il est monté sur une des petites montagnes majorquines où il a connu une illumination religieuse. Au sommet de sa nouvelle vocation mystique, Lulle a eu la révélation d’un grand art, un ars magna : il s’est figuré qu’il était capable de construire une démonstration rationnelle assez rigoureuse pour convertir tous les hommes au christianisme. Il a demandé qu’on le conduise en Afrique du Nord. Une fois sur la côte – Lulle parlait couramment l’arabe –, il a pris la parole afin de sermonner les musulmans avec sa méthode imparable, ses syllogismes parfaitement affûtés. L’effet n’a pas manqué : à peine avait-il ouvert la bouche que ses auditeurs ont ramassé des pierres. Ils l’ont lapidé. Même s’il faut déplorer la mort de cet aimable érudit, on ne peut s’empêcher de voir dans cet événement une savoureuse revanche du réel. Car la réalité passe par la sensation. Quand on vous jette une pierre dessus, ce n’est pas une idée de pierre qui s’écrase sur votre figure. »


Et ça aussi (bien sûr) :


« Je sais bien qu’il est un peu idiot de parler d’un tempérament espagnol. Mieux vaut éviter de raisonner comme cet Anglais qui, débarqué à Calais, conclut que toutes les femmes françaises sont rousses après avoir vu une passante rousse dans la rue. Mais il y a quand même certains traits nationaux marquants. Ce que j’aime en Espagne, c’est la gaieté, le sens de la fête, le goût de la vie qui s’exprime dans la musique et dans les danses – notamment celles qui viennent de l’Aragon, les boléros, les jotas, que je préfère aux danses andalouses plus austères. Avec cette nuance que l’Espagne est aussi le pays de la tragédie. J’ai beaucoup écrit sur le fait que l’allégresse et le sentiment tragique de la vie sont indissociables. C’est le cas en Espagne : voilà une population chez laquelle le sens de ce qui existe, de ce qui est – la dimension ontologique –, est complètement absent. Seul le paraître a de la consistance. Le monde est une porte merveilleuse, somptueuse, qui n’ouvre sur rien. Contrairement à certaines idées reçues, les Espagnols ne prennent rien au sérieux. Chez eux, tout est factice, en carton-pâte. Pour employer le jargon philosophique, l’Espagne est le pays par excellence du phénoménisme. Ce n’est pas un hasard si l’un des plus grands philosophes espagnols, Baltasar Gracián, décrit le monde comme une apparence et affirme que « ce qui ne se voit point est comme s’il n’était point ». En Espagne, ces deux idées, « rien ne vaut rien » et « la joie de vivre est infinie », sont alliées. Tout est foutu, soyons joyeux. Rassurons-nous, tout va mal : c’est l’une de mes devises préférées. Une telle conception du monde imprègne la culture de cette nation, du don Quichotte de Cervantès aux compositions de Manuel de Falla. Il n’y a que le réel, mais le réel est dispensateur de joie. »


L’ensemble de l’entretien  

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Friday, April 05, 2024

L e Mal de vivre


Supporteriez-vous que je me plaigne encore ? De quelle durée durent les deuils ? Les accidents de la route ? Les exils ? Dans le Temple du Sombre dont ma vie est enclose, est-il possible d’entrevoir… Pendant longtemps, si longtemps, quand on me demandait : « Comment ça va ? », je répondais, sonore, fanfaronne, la politesse du désespoir : « Très bien, merci ! », d’une franche et stupide honnêteté… Si, il y a quand même des ruines de sourire, n’est-ce pas ? Ce pâle printemps, mais est-ce racontable ? non, ça ne l’est pas, ça se cherche, ça se soliloque, les foules sont jetées dans leur cauchemar et nous sommes une parmi mille pistes et ces millions et ces milliards, nous ne sommes pas différentes. Laissez-moi vous dire que je vais mal… 


Et puis on entre dans une librairie après le travail, on hésite à descendre dans le métro, il fait encore jour, on va vers les beaux jours, c’est humide, c’est chaud, c’est l’amour des plantes et on entre dans une librairie pour voir si d'un titre — parmi les milliers qui ne font que trop signe —, si un livre dirait la vérité. Il y a des titres, on les aligne, comme : Culbuter le malheur, Fabriquer une femme, Ecrire pour guérir… mais tous ces titres mentent, on le sent bien… « Ce n’est plus permis de mentir ? — Non, ce n’est plus permis… — Pourquoi ? — Il y a trop de mensonges… » Raison d’insister 


« Vous ne croyez pas ce que nous disons 

parce que 

si c’était vrai 

ce que nous disons 

nous se serions pas là pour le dire. »


C’est un livre de Charlotte Delbo 


Alors on est sauvé comme ceux qui ne le sont pas



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Thursday, April 04, 2024

E lle nage dans la tristesse


« Je n’évolue pas, je voyage » (Fernando Pessoa)


Il y arrive un moment où l’on a tout vu, mais où reste encore — je l’ai dit dans mon post précédent — la manière de voir. La manière de voir, ce n’est pas de voir un spectacle (là, il n’y a aucune manière, on te place devant un spectacle et tu vois). Non, la manière de voir, c’est de ne pas voir le spectacle. C’est seulement, pour moi, ce qu’il y a d’intéressant… Mais, pour cela, pour trouver des aides à la manière de voir, il faut traverser des tonnes et des tonnes d’ordures, de matériaux pollués, comme une grève des éboueurs, ce que j’appelle les matériaux honteux, le spectacle, le show-must-go-on, les cinémas, les théâtres, pendant qu’on exterminait les Juifs pendant l’Occupation. Cette fameuse « Zone d’intérêt ». Et pendant le monstrueux d’aujourd’hui, exactement la même manière d’amplifier le détournement...  


La jeunesse est sotte, elle devrait courir vers la vieillesse et non pas l’inverse (mais on l’a tellement prédéterminée à s’aimer) (ou à se haïr) 


Autre chose, les livres que j’ai lus si difficilement (de plus en plus difficilement) ces derniers temps sont des livres écrits par des fous, j’ai l’impression. Je ne sais pas si je touche l’essence de ces livres — et alors je dois bien avouer que je ne peux pas les lire jusqu’au bout, c’est-à-dire que je m’arrête avant de devenir folle moi-même — ou si c’est moi qui devient folle et n’arrive plus à lire les livres sans les prendre pour des objets fous. Vous voyez ce que je veux dire ?


Là, je suis dans Trois Guinées, de Virginia Woolf. Eh bien, je peux vous dire que V. W. est 1) complètement folle, 2) très vivante et 3) féministe. Un ami m’envoie : « Pas une page plate chez V. W., jamais. Et tout y est fait pour déjouer les états de tristesse — qui ne lui étaient pas tout à fait étrangers… » Ah, oui, parce que je lui avais dit, à cet ami qui me demandait, à la troisième personne, des nouvelles de Marie-Noëlle : « Elle nage dans la tristesse. Elle essaye de lire Trois Guinées, de V. W. »



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Sunday, March 31, 2024

« Only bad actors show you emotion. How a character hides his feelings tells us who he is. No one tries to cry in life, you try not to. Only bad actors try to cry. Only bad actors try to laugh. Only actors try to be drunk. A drunk wants another drink, he doesn’t want anyone… There’s 360 degrees of life and your experience to choose from and how do you utilize that so stuff happens and all an audience ever wants to believe is what’s going up is happening for the first time ever. They don’t wanna see the rehearsals. In fact, they shouldn’t see the rehearsals. It’s the first time experience, never happened before. That is what we do. »

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James Benning, hier. Son dernier film. BREATHLESS. Rapport avec le film de Jean-Luc Godard ? La durée, 87 mn, et le format, 4/3. A part ça, J.B. voulait juste « enregistrer la lumière », c’est-à-dire que nous avons devant les yeux pendant 87 mn un plan fixe d’un bout de route d’un paysage escarpé de Californie, l’ombre sur la route qui se déplace et, bien sûr, l’enregistrement sonore du presque rien de ce bout de souffle de cette journée pour moi désormais inoubliable. Il y a autre chose de Godard, finalement : un bout de fiction qui n’était pas prévue (et que J.B. enregistre bien sûr, ravi de n’y être pour rien), des ouvriers sur la route qui élaguent des arbres : ce bout de narration est de ceux qu’affectionnait et recherchait Godard. J.B. a dit : « comme si je voulais make fun de J.L.G. et que J.L.G. revenait pour make fun of me ». A la fin du film, une femme a crié, exaspérée : « Vive Godard ! » Bien sûr, ce genre de choses pour moi inouïes correspond certainement plus à ma nature redoublée par mon vieil âge qu’à la vôtre heureusement tumultueuse et à votre jeunesse occupée à voir des gens à poil faire leur tragédie* !  
Bises, 
MN

* Zakary m’avait proposé d’aller voir la dernière de Tragédie d’Olivier Dubois, à Colombes

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Saturday, March 30, 2024

P aris, du cinquième



 

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D es vies minimalistes


Je suis contente d’être chez moi, dans ma piaule, ma « tanière », comme disait l’autre soir Alain Veinstein chez Colette pour la présentation de son livre, Léna, et de celui de sa fille, J'irai chercher Kafka. Il pleut doucement. Je suis doucement chez moi. Au festival, j’ai assisté aujourd’hui à un film très beau sur les oiseaux (Homing, de Tamer Hassan) — un court-métrage, mais ça ne se sent pas, le film est immense — et à la discussion en anglais avec James Benning, mon idole de cette année qui truste toutes mes envies, je ne vois plus que ses films fabuleux dont le festival programme une rétrospective. Véronique Ellena m’a envoyé un message pour me proposer une place en dernière minute pour Le Malade imaginaire aux Bouffes du Nord. Ç’aurait pu. J’étais dans le métro, je rentrais chez moi, j'habite juste à côté des Bouffes, j’allais arriver pile à l’heure, mais je suis exténuée en ce moment (et c'est bon de l'être). Elle m’a dit : « Oh, moi aussi, je suis claquée, viens, on dormira... », mais je lui ai répondu : « Mais, moi, en plus, je suis blessée et, tu sais, je me couche à 21h... » C’est un avantage social considérable que d’être affaiblie physiquement, Gilles Deleuze le faisait remarquer : on peut dire non à tellement de choses (car — vous ne saviez pas ? — des choses, il y en a beaucoup trop !) Je ne suis pas une malade imaginaire, j’ai le droit d’écouter, comme je le fais maintenant, la pluie allongée, la pluie allongée sur moi qui suis bien allongée. Dans mon quartier, allongés aussi, des hommes dorment dans la rue. On a planté des plantes aussi, deux nouvelles plates-bandes. A peu près les mêmes hommes qui dorment dans la rue ont planté des plantes. Avant de partir du Centre Georges Pompidou, je suis allée voir tout en haut la superbe expo rétrospective de Constantin Brancusi. Je ne me suis pas attardée, j’ai traversé, je ne suis pas revenue en arrière : tout se voit au premier coup d’œil chez Brancusi, c’est sa force. J'ai recopié du mur : « Ne cherchez pas de formules obscures ni de mystère. C'est de la joie pure que je vous donne », pris quelques photos ; une très belle sculpture de Paul Gauguin (j'ignorais qu'il en avait fait) m'a rappelé mon amie. Il va nous manquer, ce Centre, il va fermer pendant des années, Roseline Bachelot l’a décidé quand elle était ministre. J’ai honte de la pop culture. A quel point elle nous a tous façonnés, cette culture qui nous est apparue de plain-pied, sympa et facile. Trop facile d’accès, elle l’était ; sympa, ça reste à démontrer. Incroyablement surévaluée à longueur de médias. La culture de tout le monde. Bien sûr. L'horrible culture de tout le monde. Mais ce n’est pas de l’art. L'art, ça doit nous décoller de ça, justement. La pop culture nous aura déformés jusqu’à la bêtise crasse. Elle nous a fait aimer désirer notre propre et monstrueux désastre 


Le soir, j’allai voir l’expo Brancusi à une heure de peu d’affluence, ses « sculptures pour aveugles » et aussi les ciels de Paris, entre chien et loup, il pleuvait, c’était juste magnifique, — aussi magnifique qu’un film de James Benning. Ou, disons-le : les films de Benning, comme ses cours, « Looking And Listening », nous apprennent à regarder et à écouter pour nous relâcher dans la nature. Ils sont les antidotes à la pop culture, à l'accélération de la misère, à la déperdition. C'est invraisemblable, la place accordée au cinéma dominant par rapport à la toute petite place accordée à son antidote : une seule semaine par an, ce festival (Cinéma du réel). Brancusi disait, c’était affiché : « L’art — mais il n’y a pas encore eu de l’art — l’art ne fait que commencer ». Benning me donnait aussi cette sensation, il revenait — comme Brancusi, d’ailleurs — au très ancien, au début du cinéma, avant l’introduction de la narration par D. W. Griffith, quand le cinéma n'en était encore qu'à enregistrer, émerveillé, la réalité observée — ainsi, il me donnait à moi la sensation d'une intelligence nouvelle pleine de désir d'avenir, de reconnaissance. Cette sensation, pour les vieilles dames dans mon genre, devient de plus en plus rare avec le poids des années, voyez-vous, jeunesse (chère jeunesse...) De plus en plus rare l'adolescence, l'enfance à retrouver à travers l'invraisemblable lourdeur du fatras publicitaire du spectacle permanent (tout est chouette ! en fait, non : tout est affreux comme dans The Matrix). Le soir, la nuit, je pense à celle que j’aime, que peut-être je suis en train de perdre, mais je suis heureuse car je pense à elle encore, peut-être que je ne la reverrai plus. Si je prends en charge le féminin, maintenant, elle ressent que je perds le masculin pour elle. Mon amante ne le supporte pas, elle ne sait plus comment m'aimer si je ne suis plus un garçon, mais quel / le dommage / douce tristesse... 


Je voudrais ne pas la perdre, il me semble qu’on aurait encore beaucoup à se dire ensemble de tout ce que nous nous sommes dit jusque là en secret... 


(Maintenant, ici, nos secrets n'ont plus lieu d'être)


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