Tuesday, November 05, 2024

Le lendemain, ma tante était éveillée, alerte, face à la bow-window donnant sur la rivière, les arbres qui perdaient leur verte chlorophylle. Très heureuse de ma présence qui lui sembla toute naturelle (de fait, j’étais déjà venue la veille), elle se mit à la « converse » comme disait Marguerite Duras à la fin de sa vie, s’asseyant sur le lit de Yann Andréa pour parler toute la nuit : « Un petit peu de converse, ça peut pas faire de mal ! » Jusqu’à ce que vers 6h, n’en pouvant plus, Yann la prie d’aller se coucher ; l’aide-soignante allait arriver à 9h, etc. Il l’entendait encore après avoir claqué la porte grommeler en s’éloignant : « Faut que je change de mec, j’en ai marre de vivre avec un retraité ! » Ma tante Hélène n’en était pas là (Dieu soit loué), mais elle parlait, elle discutait et, elle qui a des problèmes de mémoire, forcément en parlant, ça revenait (je le lui faisais remarquer). Je ne dis pas que c’était passionnant de discuter avec elle, mais, au fond, je crois que c’est parce que je trouve que ce n’est jamais passionnant de discuter avec quiconque. Mais je prenais en note, me détachant de sa main, ce qu’elle me disait. Ma tante est aveugle et le problème de la lumière revenait souvent. Elle était pourtant face au dehors, mais elle ne la sentait pas. Elle disait : « La journée est vraiment sombre sombre. Peut-être que les volets sont fermés ? » Ou encore : « J’espère qu’il n’y aura pas une panne d’électricité parce que je n’ai pas de piles, je crois pas » (elle appelait « piles » des lampes qui fonctionnent avec des piles, on dit comme ça ici, « Tu peux me prêtez une pile ? »). Elle semblait en capacité de faire revenir des souvenirs heureux qui l’enchantaient, la faisaient rire. Elle parlait d’un pique-nique sous les pommiers : « On voit le jour qui arrive de haut ! » Puis : « Bon, bon, commençons par faire de la lumière, ici. Tu trouveras où allumer ? Oui, quand même… »  A un moment, elle me dit rapidement : « Tu sais qu’ils ont acheté le petit chalet, celui de la chanson ? — « La-haut sur la montagne (je chante), y avait un beau chalet », c’est ça ? — Oui… Bon, alors où j’en suis ? Tu peux trouver une lumière, éclairer ici ? » Elle parlait de pas mal de gens dont je ne pouvais avoir gardé la mémoire, des générations si défuntes, avant que je sois née sans doute, puis de son père, peut-être : « La dernière fois que je l’ai vu, on faisait une promenade, il était roux — avant, il ne l’était pas » Et encore : « J’ai pensé pendant longtemps pour savoir s’il était vivant ou mort. C’est vrai qu’il faut penser — sans pouvoir trop penser — à tout ça. On oublie… » Elle ne savait pas que sa mère était morte bien avant son père, elle n’en avait aucun souvenir, je le lui en redonnait. Elle demandait des nouvelles d’Hélène, d’Hervé (ses deux autres filleul.le.s) Hélène est morte très jeune d’un cancer, j’étais obligée de l’évoquer, et Hervé est en dépression depuis des siècles, ça, je ne le racontais pas, je racontait simplement que j’étais allée lui rendre visite à Portsall cet été, qu’il faisait très beau, etc. « Portsall ! disait-elle. Il est à Portsall ! », très étonnée. Puis on passait à Laurent, etc. On faisait le tour de tout le monde, vivant ou mort (la différence est subtile). Yvonne, à Rennes… Puis « les 2 Timothée ». Je voyais très bien quel était le premier, elle-aussi, mais le deuxième, elle buttait, elle ne pouvait pas m’expliquer de qui il s’agissait. Pourtant elle tenait à ses 2 Timothée » qui même, peut-être, à un moment, furent 4. (A l’instant, je tombe dans le journal sur le récit d’un concours de sosies de Timothée Chalamet où la star s’est rendu en personne, surprenant tout le monde sans que personne ne soit non plus complètement sûr, au final, que ç’avait été le vrai Timothée Chalamet et pas un de plus de ses sosies…)


Ma tante disait : « C’est dommage qu’on perde la vivacité d’esprit ». J’approuvais d’abord puis je lui fit remarquer que, dans le cas de ma mère, c’était de perdre cette soi-disant « vivacité d’esprit » qui lui avait ouvert la joie de vivre. Oui, je ne sais pas avec quels mots je lui expliquais ça, qu’elle comprenait, mais c’est ainsi que je l’ai écrit dans mon carnet


Mais j’en avais marre qu’on parle. Depuis un moment, je voulais qu’on mange les verrines que j’avais apportées de chez Stéphane Traon, « maître artisan pâtissier » ; ça faisait plusieurs fois que je lui demandais si elle n’en avait pas l’envie, mais, finalement, j’organisais le goûter avec l’aide d'une aide-soignante qui nous prépara du chocolat chaud  


Comme je partais, elle semblait — vous savez comme un animal qui ne parle pas — exprimer ses regrets, ses regrets infinis, poignants ; elle me dit d’être prudente sur la route, que le kiné qui la soignait à Morlaix, quelques jours après, avait ramassé le corps d’un enfant. Carrefour de Locquénolé, je crois. Au rez-de-chaussée, je traînais encore, j’entendais soudain : « Marie-Noëlle a les cheveux courts ». Ça ne pouvait pas être de moi qu’il s’agissait et pourtant j’avais réagi. Je choppais encore : « Mon ancienne coiffeuse », « mon ancienne voisine ». La veille j’avais parfaitement entendu dans mon dos (en douce, mais fort) : « C’est un homme ou une femme ? » Mais la veille, je m’aperçois que je n’ai pas parlé de la veille, c’est dommage


Ici, en Bretagne, les morts et les vivants ne sont pas séparés


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Thursday, October 24, 2024

Encore une fois avec Legrand, encore une fois dans le 18e, ce quartier qu’il connaissait par cœur, dont il avait le goût, dont il avait appris le goût, dont on lui avait formé le goût, moi qui l’avais perdu, dans ces rues où je n’allais jamais. Je le retrouvais au restaurant Les 3 Frères. Le psychanalyste était déjà là. C’est lui qui avait initié la rencontre, proposé qu’on dîne ensemble. Il voulait connaître un peu plus profondément Legrand, ce n’était pas moi. Moi, presque dès notre première rencontre, il en avait fait le tour. Ça qui était agaçant, avec le psychanalyste : il classait, il rangeait rapidement dans les tiroirs de son cerveau puissant. Legrand lui-même n’était pas con, il était prof de philo — donc pourquoi pas un peu de discute ? Le psychanalyste était homo. Legrand était beau. Il avait les yeux bleus. Une sorte de voile. Le psychanalyste découvrait qu’il avait une vie compliquée, une souffrance. « Mais bien sûr ! », j’avais envie de lui souffler comme en psychanalyse. Qui n’en a pas une ? — en tout cas dans les milieux que nous fréquentons. (Le psychanalyste m’expliquait plus tard qu’il n’était attiré que par les garçons en souffrance avec les yeux bleus.) Je venais de voir un très beau travail (celui d’Emilie Borgo) avec des migrants, c’était un peu plus dans le réel, comme souffrance, moins dans le tordu, moins psychanalytique, quoi. Ce qui était agaçant avec la psychanalyse, c'était l’impression d’être toujours en proie à nos inconscients (mais aussi à cette grille de lecture). L’inconscient, j’avais noté, c’est toujours le discours de l’autre. Tout ce que tu as chopé de l’autre et qui parle. De l’autre intériorisé. Je rappelais que Marguerite Duras (j’avais le stock de citations encore avec moi) disait que personne ne savait trop ce que c’était que la création (littéraire, etc.) mais, ce que l’on savait — et c’était déjà pas mal de le savoir —, c’était qu’elle se produisait dans la solitude, qu’elle ne pouvait s’opérer qu’en dernier recours, « une fois le dernier interlocuteur disparu ». Le psychanalyste avait un projet avec des Algériens avec qui il avait commencé un stage. Je faisais le vœu qu’il aboutisse. (J’avais lu son dossier avec lequel il essayait de trouver du rebond.) J’étais fan absolue des spectacles du psychanalyste, il y avait un moment qu’il n’en avait pas fait. Les temps étaient tellement à la haine, les hommes se débattaient, s’embourbaient comme dans un marais, c’était l’époque opaque, la nôtre. On mangeait des tajines, des coucous, on était reçu comme des rois, pas à dire, par les Algériens. Parfois le serveur chopait au vol un morceau de converse et intervenait : « … « ils [les acteurs pendant les plus dures années de l’islamisme en Algérie] se faisaient égorger dans la rue », ah, non ! ça, c’est pas bien ! » Ah, oui, je le note ici pour le lui redemander : le psychanalyste promettait de me prêter un livre de l’école lacanienne intitulé La Solution Trans. A la sortie, sous le prétexte très amical que c’était la première fois que je venais, on nous avait offert un alcool. J’avais pris un calva pour faire le lien avec Dominique Issermann qui préparait son expo sur la plage de Deauville, j’allais faire le voyage quelques jours après, c'était prévu...

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Wednesday, October 23, 2024

Q uelques jours après le soleil dure encore


Dans la rue, les silhouettes postées dans la lumière me rappellent ton si beau spectacle. D’ailleurs, je suis assez fière d'habiter le seul quartier que Charo connaisse à Paris car il a « des amis à La Chapelle ». J’ai été émerveillée par la journée toute entière de dimanche, ça m’a requinquée. En fait, ces dernières années, j’avais l’impression d’être un peu seule à faire ce que je faisais, ça a commencé à me peser, à poser problème, cette solitude, cette illusion en fait, d’artiste « maudite » rejetée par la société — jusqu'au point d'arrêter ce qui ressemblait trop à une carrière en déclin (mon spectacle d’adieu est vieux déjà de plusieurs années). Mais j’ai vu ici, avec ton spectacle si gracieux, qu’il était aussi complètement proche de moi que je puisse le désirer. Ou aussi ressemblant à ceux de La Ribot à laquelle il m’a fait penser — et ce n’est pas un mince compliment : c’est mon idole. 

Ça a été l’heureuse sensation de légèreté de voir dimanche que cette sensation de solitude était imaginaire… 


Tout à l’heure, j’ai voulu prendre un cours de danse (classique !), mais ce cours n’a pas lieu le mercredi, je l’oublie souvent ; alors, je suis entrée dans une librairie et j’ai trouvé un livre pour passer le temps. Ce livre s’appelle Les Œuvres de miséricorde et il commence en préambule par citer ces sept impératifs moraux édictés à une époque par l’Eglise chrétienne : « Donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts ». J’ai encore pensé à toi et à ton spectacle. Dans l'Evangile de Matthieu, il est écrit : « Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites ». Pardon de te parler en des termes remémorés cet après-midi, à toi que j’imagine bien laïque, je le suis aussi, mais, parfois, la mémoire revient et nous ne sommes certainement faites que de citations...

De toute façon, quelle merveille d’avoir l’impression d’avoir rencontré personnellement cette troupe, ces gens que tu as mis en scène et qui me restent inoubliables !

On voudrait un rendez-vous comme ça tous les ans (j’ai proposé), même tous les mois ! Ne serait-ce que pour comprendre où on en est de la miséricorde (tiens, le nouveau film d’Alain Guiraudie dont on parle beaucoup porte ce titre)... 


Bon courage et à bientôt, je l’espère ! 


Je t’envoie des photos plutôt sur ton tél, 


Marie-Noëlle

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Monday, October 07, 2024

A ndré et Hélène


André : Ça m’a beaucoup intéressé, ce principe de communautés et de créer des mondes solidaires. Ça m’a beaucoup intéressé ce qui s’est passé à Logonna. Moi, je suis naturellement de Logonna, j’ai une maison là-bas. Y a une idée très bonne, quoi, et ça fonctionne pour l’instant. J’ai un petit peu été mêlé à ça parce que j’étais propriétaire du terrain, d’une partie du terrain au moins. De fil en aiguille, ça s’est développé et j’ai été considéré comme un inspirateur, mais, après, je ne suis pas resté dans l’organisation. C’est assez extraordinaire d’ailleurs d’avoir créé une communauté. Et puis alors, y a aussi la chanson, une école de chanson
Moi : C’est des jeunes ?
Hélène : Y a deux femmes
Moi : Mais ils sont où exactement ?
Hélène : Un peu partout !
André : Oui, c’est une aventure extraordinaire, on se demande si ça va durer ou si y aura une contre-action, une action contre
Moi : Ce serait […]
André : Oui, nous, on a une famille assez nombreuse et c’est notre secteur. Nous sommes là, c’est un peu le hasard, mais c’est étonnant, ils font un travail admirable. Ici, par exemple, au collège de Carhaix, ils ont été pris tout à fait par la chanson. Y a une infirmière qui était un peu inspirée, elle a fait un choix de s’occuper de communautés comme animatrice, inspiratrice, c’est d’une audace extraordinaire parce que, forcément, y a des adversaires aussi, mais pas tellement, je suis un peu étonné, y a quand même un écho. La vie est offerte, quoi. Finalement, il faut en faire quelque chose communautaire. Mais le mouvement existe depuis longtemps. Y a toujours eu, comme ça, des fratries pour donner un certain style à la vie. 
Moi : Ben, oui, les communautés
André : Ben, oui, les communautés. Au collège, c’est assez sensible parce qu’il y a beaucoup par le chant, par exemple. Ils chantent dans un style bien connu de maintenant. Ça les passionne. Une sorte de récit parlé ou de parlé en chanson
Moi : Ah, du rap et tout ça…
André : Euh, oui, par la parole, mais ça avait été précédé d’ailleurs par des polémiques […] qui avait la même idée de mettre en chanson des styles, des relations, mais c’était pas toujours sympathique […] sur ces lieux que je connais très bien puisque c’est ma famille qui est là, y a des investisseurs. A un moment, c’était très compromis et puis c’est reparti, mais rien n’est sûr
Hélène : Non, non […]
André : Y a un côté investissement dans le sens effort, travail, mais aussi dans le sens argent […] Enfin, pour l’instant on est dans une période faste, j’espère que ça continuera
Moi : Toi, Hélène, tu parles d’un garage ?
Hélène : Ça ne me plaît pas de savoir qu’il y a des personnes qui viennent passer la nuit dans le garage. Ça me plaît pas beaucoup que tu fermes le garage et que tu le retrouves tout ouvert et ceux-là qui se servent. Je n’ose plus aller nulle part parce que je tombe sur ces individus. On est loin d’être tranquille. [Pendant cette intervention, André ne s’est pas arrêté de parler, mais je n’ai pas pu prendre en note en même temps que ce que disait Hélène.]
André : On vit une période vraiment étonnante. Y a des grandes manœuvres d’investisseurs, y a des grandes manœuvres. Pour l’instant, c’est bon, mais…
Moi : En tout cas, c’est les grandes marées, en tout cas
Hélène : Oui, on va chercher toute sorte de coquillages. Bigorneaux… […] La crevette… Papa avait un haveneau… [André n’a pas cessé de parler]
André : Y a aussi des investisseurs qui cherchent à venir dans la ville. Ce qui me gène, c’est que je suis sourd. Je suis neutralisé aussi dans la mesure où je n’entends pas, je ne vois pas, je suis réduit à peu de choses. Ça, c’est pénible. […] Emmanuelle, Emmanuelle, Emmanuelle, c’est ma petite fille

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Friday, September 13, 2024

A ll the time


J’apporte le même éclair au café acheté à Sizun puisqu’il avait paru plaire la première fois, mais on me fait remarquer que ma tante Hélène est maintenant « sous le régime mixé ». Tout est mixé, depuis qu’elle a fait, une fois, une fausse route. Je suis bien embêtée. Je demande si je peux lui donner au moins la crème, oui, la crème, ça va bien. Je demande une petite cuillère et je nourris ma tante à la cuillère comme je le ferais d’un enfant, d’un animal, d’une vieille dame. Manger est une chose si ancienne. Plus tard, une aide-soignante plus « humaine » — une exception dans cette maison de retraite alors que, dans d’autres maisons de retraite — comme celle de ma mère —, c’est l’inverse qui est l'exception — me dit (mais à voix basse) : « Oh, elle pourrait et elle a bien du plaisir aussi à mastiquer, mais, bon, par sécurité… » Bien entendu, personne ne veut être responsable d’une fausse route peut-être mortelle (ni moi, bien entendu). Voilà pourquoi tout est faux, on veut les protéger, les rattraper de la mort, les mourants, mais c’est surtout qu’on ne veut pas d’emmerdes, tout le monde se défausse. Encore une fois, j’ai connu la situation inverse : beaucoup plus d’art de vivre, d’enthousiasme, moins de « sécurité ». Je suis désolée de vous parler encore de ça, mais je ne trouve rien à la hauteur, à dire, dans ma vie, que l'approche de ces gens que j’ai la chance de connaître qui sont au bord de mourir et je me languis d’eux. Je m’ennuie, en vérité, dans ma vie solitaire. Soudain, avec eux, leur humilité magnifique de perdants, je m’éclaire : C’est ça, la vraie vie, ce n’est pas ce capitalisme triomphant permanent, cette pub permanente, cette fausse complexité de « la vie » qui est, en vérité, une forme d’une indigente simplicité, dont on fait croire qu’il s’agit de tout. Je le dis mal, je ne sais pas ce que je dis, mais Tilda Swinton, ici-même, sur IG, le dit et le prononce mieux en anglais : « That is really deep in our culture (actually our Western Culture, I would suggest), the idea that it’s a terrible tragedy for someone to die — as if it’s bad luck — or bad management — and maybe the mark of someone who hasn’t quite got the stuff. It’s so unfair, it’s really so disrespectful — and also delusional because we’re all dying, all the time. » J’entends des mouettes à Paris. Nostalgie, 


déjà. 

Mais je les connais. 


Et la fenêtre, encore à Paris, est grande ouverte...


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Sunday, September 01, 2024

T homas demeura à lire dans sa chambre


« Thomas demeura à lire dans sa chambre. Il était assis, les mains jointes au-dessus de son front, les pouces appuyés contre la racine de ses cheveux, si absorbé qu'il ne faisait pas un mouvement lorsqu'on ouvrait la porte. Ceux qui entraient, voyant son livre toujours ouvert aux mêmes pages, pensaient qu'il feignait de lire. Il lisait. Il lisait avec une attention et une minutie insurpassables. Il était, auprès de chaque signe, dans la situation où se trouve le mâle quand la mante religieuse va le dévorer. L'un et l'autre se regardaient. Les mots, issus d'un livre qui prenait une puissance mortelle, exerçaient sur le regard qui les touchait un attrait doux et paisible. Chacun d'eux, comme un œil à demi fermé, laissait entrer le regard trop vif qu'en d'autres circonstances il n'eût pas souffert [...] Il se voyait avec plaisir dans cet œil qui le voyait. Son plaisir même devint très grand. Il devint si grand, si impitoyable qu'il le subit avec une sorte d'effroi et que, s'étant dressé, moment insupportable, sans recevoir de son interlocuteur un signe complice, il aperçut toute l'étrangeté qu'il y avait à être observé par un mot comme par un être vivant, et non seulement un mot, mais tous les mots qui se trouvaient dans ce mot, par tous ceux qui l'accompagnaient et qui à leur tour contenaient eux-mêmes d'autres mots, comme une suite d'anges s'ouvrant à l'infini jusqu'à l'œil absolu. D'un texte aussi bien défendu, loin de s'écarter, il mit toute sa force à vouloir se saisir, refusant obstinément de retirer son regard, croyant être encore un lecteur profond, quand déjà les mots s'emparaient de lui et commençaient de le lire. »

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L es Dégats, les vieillissements de l’été dans les miroirs parisiens


Je suis rentrée hier, j’étais partie le 9 juin. La pollution à l’arrivée du double TGV rempli de vacanciers, des vrais, des gens jeunes et heureux, à tu et à toi avec la société ; la société, ils ne l’interrogent pas, ils sont heureux — et jeunes ! Je crois que je ne vais pas parvenir à respirer. Mais je sais aussi que c’est une question d’habitude, ça mettra 2, 3 jours. Je me dis que c’est la gare, que ça va aller mieux quand j’en sortirai. Et, en effet, dehors, c’est un peu mieux. Il a plu, il y a une vilaine lumière luisante, quelques figures parisiennes errantes (parmi lesquelles je m’inscris illico). Je laisse passer les bus parce qu’on m’y annonce un tarif de 5 €. C’est l’augmentation dû au JO, je n’étais pas au courant. Mais qui monte encore dans un bus à ce prix-là ? Du coup, je fini par prendre un taxi, 30 €. Oui, mais c’est un taxi. 25 € finalement ça me coûte si on enlève les 5 €. Et puis c’est un pauvre qui conduit, un émigré, j’ai l’impression de faire une bonne action. Il parle faiblement le français, cherche la grammaire, le vocabulaire, parle bas, mais il parvient, si je me penche vers lui (j’ai la fenêtre ouverte), à m’entretenir à peu près de choses dont les chauffeurs de taxis entretiennent leurs clients. En gros, les temps sont durs, les taxis ont fait moins d’argent pendant les JO que l'été 2023, etc. J’avais lu ça déjà, je ne peux qu’acquiescer, compatir… 


J’arrive dans ma double chambrette, suant, grimpant de nouveau les 6 étages, j’ouvre toutes les fenêtres très vite pour survivre à l’antimite dont j’avais gonflé l’apparte. Je trouve une boîte de sardines, un paquet de chips, ce qui me réjouit. Je retrouve surtout l’incroyable remplissage qui m’étonne. Mon sac est gros, est lourd, mais il y en a 100 fois plus chez moi. Chez moi ! Quelle impression. Toute naturelle. Je réussis à regarder un film que j’aime, un d’Audiard que je ne connaissais pas avec Annie Girardot sublime : Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas, mais… elle cause ! J’adore. Je me demande pourquoi je n’aime que les acteurs anciens ; je ne connais pas les nouveaux, en fait. Je connais Marina Foïs, quand même. Je dors les fenêtres grandes ouvertes, c’est de nouveau l’été. Le matin, j’enlève mes boules Quiès et je dors encore. J’entends des oiseaux parmi la rumeur calme d’un dimanche à Paris : septembre, les gens heureux, relativement heureux


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Saturday, August 31, 2024

L es Brisants de Portsall


Je me réveille, j’ai la fin d’un texte que je croyais avoir écrit. Le temps d'aller pisser, de boire un peu, de passer une chemise et une veste (et des manchons pour les poignets), d’allumer l'ordi avec ce fichu mot de passe, je l’ai bien sûr oublié, le texte, car il n’existe pas, il a disparu, il me reste la toute fin mais reliée à rien : « mais elle en remplace une autre qui en remplace une autre » (de cela seul je suis sûr, le reste, les circonstances, se perd…) 


RV est en dépression depuis 30 ans. Je demande à l’une de ses sœurs ce qu’il a. « Il n’a rien, en fait. Emmanuelle (le médecin de la famille) lui a fait tous les examens, elle ne lui a rien trouvé. Il est resté longtemps à l’hôpital, 2 mois au moins ». L’année dernière, il s’est fait attaquer par des « loubards », il a été « laissé pour mort » devant chez lui. Aucun mobile, rien n’a été volé. « La violence pure. » C’est à la suite de ça qu’Emmanuelle l’a fait hospitalisé à Brest, dans son service. Il voulait mourir, il se laissait mourir, il disait : « Je suis prêt ». Il ne mangeait plus. Il tombait, il ne se relevait plus. Quand je vais lui rendre visite, la journée est splendide, c’est peu de le dire. Il ne paraît pas surpris (mais j’apprends un peu plus tard qu’Elysabeth l’a prévenu). Il parle avec quelqu’un. C’est l’un de ses voisins qui lui a taillé la haie et qui lui propose d’aller prendre un café. Mais j’ai la priorité. Il ne me fait pas entrer, mais passe un assez long moment devant moi à enfiler ses sandales en plastique, comme le temps de mettre les choses en ordre, et puis, toujours sans trop de mots, il m’entraîne quelque part. On passe dans des sentiers parmi des maisons parfois neuves, on passe devant un cimetière. On arrive au port. Je propose alors qu’on prenne un verre à une terrasse, mais ce n’est pas le moment, il m’entraîne plus loin, il veut me montrer la splendeur de la baie. On passe devant la coopérative maritime, l’immense crêperie jaune moutarde qui « n’ouvre qu’un mois dans l’année », s’amuse-t-il. Il a commencé à parler, beaucoup, agréablement. On arrive devant l’immense ancre exposée de l’Amoco Cadiz devant laquelle les gens se photographient. C’est là qu’a eu lieu la marée noire la plus épouvantable du siècle, en 1978, je lui rappelle la blague de Coluche qui jouait le ministre du tourisme : « J’affirme que les plages bretonnes seront entièrement nettoyées pour l’été. D’ailleurs, j’irai moi-même passer mes vacances à Ploumazout et Trégasoil ». On rit de nouveau. C’est curieux comme une blague peut traverser les décennies. Au retour, on s’arrête à une terrasse et on sirote un Orangina pour moi et, pour lui, une Plancoët pétillante avec une rondelle de citron. Je suis pressée de rentrer. Je voudrais encore, dans cette journée, en avoir une autre, plusieurs autres. Il voudrait me retenir. Il est content, amusé de ma visite parce que, dit-il, « personne ne vient jamais me voir ». Il n’a plus de voiture. Je lui demande comment il fait pour les courses. Il me répond qu’une voisine l’emmène une fois par semaine au supermarché. Il vit dans une petite maison (mais une maison !) HLM, un logement social. C’est pour ça qu’il se retrouve à Portsall, il a été placé là parce qu’il y avait de la place. Sa famille a essayé de le rapprocher, mais sans résultat car il n’est pas prioritaire puisque il a déjà un endroit. L’endroit qu’il me montre est le plus beau du monde, les îles, les îlots, la transparence, les algues magnifiques qui se déploient comme des chevelures, les sables très blancs, le bleu, les oiseaux… Mais il m’assure que l’hiver, c’est autre chose, il n’y a personne. L’hiver, il veut mourir. L’hiver toute la Bretagne veut mourir. Ce n’est pas qu’il fasse froid, c’est qu’il ne fait « rien ». Le paradis est effacé. Un poème d’Emily Dickinson pourrait seul rendre l’horreur de ses « winter afternoons » ; j'en ai toujours avec moi


C’est toujours caricatural, ce qu’on écrit sur les autres ou sur soi-même. La réalité est toujours plus douce qu’on ne le raconte. C’est pour ça que ce n’est pas extraordinaire d’écrire. C’est-à-dire, ce qu’il serait seul possible, c’est la poésie. Mais c’est rare, la poésie. Si j’en crois France Culture qui me parvient parfois dans la voiture, la poésie n’est pas au rendez-vous de ce qui se publie à la rentrée.


Sentir comme Peter Handke, se sentir en train de sentir le monde, le vrai monde, pas celui des parlottes France Culture, non, le monde tellurique et végétal et animal, celui qui vit en même temps que soi. Et les passés, les strates, en même temps que le présent et l'éventuel futur. C’est cela, peut-être, écrire. Tout le reste… « Tout est vrai dans mon roman ! » Tu parles. Pauvre type. J’écoute ces émissions de France Cul et je me dis : ces hommes ont tellement tellement besoin d’être reconnus socialement, tout est sur du vide, désespérés, en fait. La conversation avec RV aussi est sur du vide, désespérée, mais, comme je disais, la réalité est toujours meilleure que ce qu’on en raconte.