Ce qui nous choquait — NOUS —, c’était la fuite, et, en même temps, mon frère disait que ça se comprenait, que le monde était devenu tellement complexe que la tentation pouvait être grande de ne pas lui faire face. Ce qui nous choquait, ce qui me choquait, c’était que le mal semblait être évacué, ça me faisait peur même. Il ne fallait pas réveiller les polytraumas, disait Bobo. Il avait dessiné une fresque sur un mur de la maison de Liam (que je n’avais pas encore vue), mais Liam lui avait dit une fois l’œuvre finie : « Finalement je ne suis pas sûr de pouvoir supporter la représentation d’un viol tous les jours dans mon salon ». Bobo avait dessiné Léda et le cygne, ça devait être assez joli avec la courbe du cou du cygne… finalement Liam l’avait gardée, mais après beaucoup d’emberlificotages de la part de Bobo — et aussi beaucoup d’amour de Liam pour Bobo (et sans doute — j’ajoute — de goût inconscient d’être violé par Bobo). C’était l’astuce de Zeus de se transformer quand il voulait baiser des qui n'étaient pas sa femme. Une fois même, en nuage. C’était très joli, en peinture, de représenter ce nuage en plein viol. Jeanne avait dit que depuis 5 000 ans le théâtre montrait les monstres et montrait que tout le monde pouvait les devenir — les devenir-monstres —, que c’était sa fonction et que, peut-être, c’était fini, comme il ne fallait plus choquer personne, c’était fini, que le théâtre était là justement pour choquer, pour provoquer la célèbre « catharsis ». Et Gwen avait dit : « Cette société de l’hypersensibilité, c'est, en fait, une société de l’hypercensure ». Bref, on en était là, un peu abattus, un peu sans solution, dans ce festival d’un jour organisé par Liam (pour la deuxième année) dans ce lieu de récupération et de recyclage des décors, à Marseille, là-bas dans ces quartiers craignos, à l’abandon, ni fait ni à faire… en tout cas, on avait bien insisté pour que je ne rentre pas seule dans la nuit et on était donc rentrés en groupe, mon frère, Bobo et Benita juste après avoir vu la plus grande merveille qu'on n'aurait pu jamais espérée, on était partis sans dire au-revoir à Liam, une performeuse inouïe apparemment franco-colombienne (mais Liam ne semblait pas très sûr) qui parlait, en tout cas, tout un sublime brésilien, dans une incarnation sidérante. Et justement, « parler », ce que « parler » veut dire au théâtre, une star, splendeur, disait des phrases sublimes (sublimes dans la forme, l’incarnation) dont la traduction apparaissait derrière elle, elle, simplement juchée, vautrée sur une table en Formica (et non pas en teck comme Bobo se trompait à le dire), elle disait des phrases comme : « Comment je peux comprendre le monde à partir d’une chose aussi insupportable que ma chair ». Et, vers la fin, elle avait dit : « Cette lumière qui existe dans la chair, c’est nous ». Et j’avais hurlé plusieurs fois bravo, ça le méritait, quand elle avait dit, simplement à la fin, émerveillement de sa manière, « Obrigado » (je m’étais demandé comment elle allait sortir de cette incarnation extrême (qui imposait un si complet silence, un si vaste silence dans ce hangar devenu le centre du monde), eh bien, le plus simplement du monde, comme une star, comme une star une reine qui descend de voiture et j’avais réuni ma petite équipe et je leur avais dit : « Vous voyez, ce que nous disions tout à l’heure, la disparition des monstres (ou de l’amour des monstres), eh bien, là, nous en avons immédiatement le contre-exemple ». Elle s’appelait BRUTA, une trans probablement (en tout cas de l’extrême beauté des trans, tout genre confondu). Et j’avais lu ce matin ce bout de phrase chez Marguerite Duras (EMILY L.) : « ils avaient dû se connaître jusqu’à se trouver un être commun et dans le bien et dans le mal, et dans le crime et dans l’innocence, cela jusqu’à l’extrême conséquence d’une mort commune qu’ils avaient toujours évitée peu importait pourquoi »
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On est au bord de la ville mythique, la ville en corniche, en stuc, on est dedans aussi. On en a le souvenir autant qu’on la vit, la ville, le bord de mer, le soleil tout à l’heure qui, à la fin, ressemblait à une grosse lune yellow, les amis, la ville d’avant-guerre, d’entre-deux-guerres, la ville la joie. On est comme au bord, au bord de cette ville, et dedans, la ville est infinie et contenue, la joie et l’innocence de l’animal ne me répugnent pas, tout est mystérieux. Vous vivez au présent à Marseille. « Tu aimes toujours Marseille ? », m’a demandé Liliane avant d’ajouter : « Moi, j’en ai marre ». Contre les valeurs nihilistes, il y a Marseille ; c’est un savon, Marseille, c’est rien, ça apparaît ; c’est rien, c’est comme tout, c’est caché, sauf que ça apparaît. C’est nocturne pour l’écriture. Nous sommes pour nous des inconnus, nous en personne pour nous en personne, nous comme des romans écrits
Au bord de la mer
Au bord du ciel et de la mer
Au bord de mourir
Distraction divine
Divine et immergée
« Chacun est pour lui-même le plus lointain »
L’image du grand midi
Quand il pleuvait, il allait au ciné
Au cabaret La Rose Noire
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Rien de plus loin de Liliane que l’idée de « pureté ». Elle la combat, la pureté, elle la fracasse. Il y a un mot qui m’est venue à propos de Liliane, c’est « vulgarité ». Ça aussi, on dirait, c’est un combat, le vouloir de la vulgarité. Rien n’est pur, tout est vulgaire. Tout est marseillais
Liliane-lionne
Le vivant, c’est le vulgaire, pas le pur
Et comment faire de la poésie ? Par la voie vulgaire, pas la pure, le plain-pied, l’appartement-balcon au-dessus de la ville, dans la ville
Elle dit non, veut pas être séparée du déchet
Ecrits de combat
Vies de combat
« J’ai eu deux maris. Mais avec eux, j’étais pédé ! »
« Boyer m’a demandé si je tenais à ce titre : Les poètes sont tous des fils de putes », j’ai dit oui, que j’y tenais ; il m’a dit alors d’accord ; il me laisse faire ce que je veux… »
Le vaste et dangereux pays, le vaste et dangereux esprit accueillant d'un seul et unique soleil
On voudrait disparaître et réapparaître parmi tous les corps de Marseille. D’ailleurs, c’est ce qu’on fait
Ces rochers vautrés au soleil
Il y a du soleil dans la chambre
La chambre est une peau inversée
Ma robe bleue est tachée et je me sens épuisée
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