Quelques notes encore sur Claude Régy
La boîte de crabe, etc.
J’ai lu quelque part que Jorge Luis Borges – incroyant – avait toujours le même rituel avant de s’endormir : il enfilait une longue chemise de nuit blanche et récitait le Notre Père en anglais. Eh bien, cela m’a rappelé que Claude Régy, lui aussi – lui-même incroyant – récitait le Notre Père non pas (à ma connaissance) avant de s’endormir, mais avant de partir à la répétition. Je me souviens que j’avais révélé ce secret à deux personnes. À Marcial Di Fonzo Bo qui travaillait alors avec Claude à un spectacle à partir de la Bible, Paroles du Sage, et à Marguerite Duras qui m’avait rétorqué (du tac au tac, selon sa manière) : « J’te crois pas ! » « Mais si, Marguerite, j'vous assure, pourquoi irai-je inventer ça ? Oh… mais enfin… »
Laurent Goumarre a fait mon portrait dans « Danser » un mois après avoir fait celui d’une ex-Claudette de Claude François qui s’en sortait à présent en tenant un restaurant. J’ai pensé – cela ne m’était jamais venu à l’esprit comme ça – : « Moi aussi, je suis une ex-Claudette. »
Je suis aller rejoindre Hélèna, elle était déjà assoupie, au lieu de me glisser dans ses draps, me blottir dans sa chaleur, je l’ai réveillée. En laissant entrer encore la tension du premier jour de la rentrée – tension qu’elle a tant de mal a évacuer – j’ai été retoqué, je suis rentré chez moi.
Nous avons pu vivre ensemble ces vacances, « on » nous a foutu la paix. Mais Paris actif, chacun va tenter de reprendre ses positions ou ses solutions personnelles (dans une sorte de sauve-qui-peut général). On risque de se manquer. Une suite de ratez-vous. De se retoquer.
Claude Régy, y a des bons souvenirs… mais quand je me retourne, ce qui me frappe, c’est l’ennui, le fabuleux ennui de toutes ces années. Qu’est-ce que j’ai pu m’ennuyer avec lui ! Il n’y est pour rien, mais quarante ans de différence, que voulez-vous, c’est difficile. Qu’est-ce qu’on était mal assortis ! D’ailleurs quand je me retourne sur ma vie quelle qu’elle soit en général je ne vois que l’ennui. Je vois l’ennui dans le ventre de ma mère, l’ennui de ma petite enfance, l’ennui de l’enfance, l’ennui de l’adolescence, l’ennui des années Régy…
Une fois, à Beauvais-sur-Matha, j’avais trouvé une boîte de crabe titrée « Savannah Bay ». Sans déc’ ! C’était la distraction du jour ! Je voulais l’envoyer à Marguerite Duras illico. Mais, Claude, je ne sais pas c’qu’il m’a dit… il m’a découragé en tout cas… que je n’pouvais pas envoyer une boîte de crabe à Duras, quand même, c’était n’importe quoi… Donc, j’ai écrit une belle lettre à Marguerite Duras en lui mettant dedans seulement l’étiquette de la boîte… Plus tard, après l'été, quand elle a revu Claude Régy, elle lui a dit : « Pourquoi tu l'as pas laissé envoyer la boîte de crabe ? » J’avais dû tourner l’affaire en ma faveur.
Je me demande ce que sont devenues toutes ces lettres que j’ai écrites à Marguerite Duras… Elle les aimait beaucoup. Elle me disait : « Tu vois, tes lettres, elles sont là, dans le tiroir de la commode, là, en haut ; un jour, je f’rai un livre avec. » Une fois, à propos d’une lettre, elle avait téléphoné à Claude Régy pour lui demander mon numéro de téléphone. Puis elle s’était ravisée : « Ou plutôt, non, tu lui diras, toi. Mais alors dis-lui bien en ces termes : c’est la plus belle lettre que j’ai reçue de ma vie. » J’entends encore Claude Régy au téléphone me dire qu’il avait à me le dire en ces termes (deux points, ouvrez les guillemets). J’ai cherché à comprendre ce que je lui avais exprimé de si spécial, à Marguerite Duras. Je n’avais pas garder de brouillon, j’ai retrouvé, griffonnée, une formule : « …comme lorsque nous étions à même enseigne… » La métaphore d’une huître, je crois… Oui... En tout cas, là, j’étais vraiment dans la définition que me donne aujourd’hui (lue hier) Jorge Luis Borges de l’écriture : « Quand j’écris, je m’efforce de ne pas comprendre ce que j’écris. » Je me souviens que c’était à propos de L’Amant de la Chine du Nord, un livre qui me fait beaucoup d’effet : je pleure à gros bouillon toutes les vingt ou trente pages (alors que je ne pleure jamais). Quelques mois plus tard, L’Amant de la Chine du Nord, collection blanche, était encore en distribution au Monoprix de mon quartier, j’ai voulu voir si – à froid, les courses à la main – l’effet n’allait pas se reproduire. Idem ! J’étais en larmes à gros bouillon dans les travées du supermarché de La Chapelle ! J’avais ouvert sur la phrase : « Le corps enseignant a sauvé l’Indochine de l’imbécillité blanche. » Phrase à vérifier*, mais il y avait, en effet, ça : « Le corps en saignant ».
* Le censeur sourit à l’enfant.
– Je vous remercie de nous faire confiance. « Le corps enseignant aura sauvé l’Indochine de l’imbécillité blanche. » C’est ce que m’a dit votre mère un jour. Je ne l’ai jamais oublié. (p. 112)
J’ai lu quelque part que Jorge Luis Borges – incroyant – avait toujours le même rituel avant de s’endormir : il enfilait une longue chemise de nuit blanche et récitait le Notre Père en anglais. Eh bien, cela m’a rappelé que Claude Régy, lui aussi – lui-même incroyant – récitait le Notre Père non pas (à ma connaissance) avant de s’endormir, mais avant de partir à la répétition. Je me souviens que j’avais révélé ce secret à deux personnes. À Marcial Di Fonzo Bo qui travaillait alors avec Claude à un spectacle à partir de la Bible, Paroles du Sage, et à Marguerite Duras qui m’avait rétorqué (du tac au tac, selon sa manière) : « J’te crois pas ! » « Mais si, Marguerite, j'vous assure, pourquoi irai-je inventer ça ? Oh… mais enfin… »
Laurent Goumarre a fait mon portrait dans « Danser » un mois après avoir fait celui d’une ex-Claudette de Claude François qui s’en sortait à présent en tenant un restaurant. J’ai pensé – cela ne m’était jamais venu à l’esprit comme ça – : « Moi aussi, je suis une ex-Claudette. »
Je suis aller rejoindre Hélèna, elle était déjà assoupie, au lieu de me glisser dans ses draps, me blottir dans sa chaleur, je l’ai réveillée. En laissant entrer encore la tension du premier jour de la rentrée – tension qu’elle a tant de mal a évacuer – j’ai été retoqué, je suis rentré chez moi.
Nous avons pu vivre ensemble ces vacances, « on » nous a foutu la paix. Mais Paris actif, chacun va tenter de reprendre ses positions ou ses solutions personnelles (dans une sorte de sauve-qui-peut général). On risque de se manquer. Une suite de ratez-vous. De se retoquer.
Claude Régy, y a des bons souvenirs… mais quand je me retourne, ce qui me frappe, c’est l’ennui, le fabuleux ennui de toutes ces années. Qu’est-ce que j’ai pu m’ennuyer avec lui ! Il n’y est pour rien, mais quarante ans de différence, que voulez-vous, c’est difficile. Qu’est-ce qu’on était mal assortis ! D’ailleurs quand je me retourne sur ma vie quelle qu’elle soit en général je ne vois que l’ennui. Je vois l’ennui dans le ventre de ma mère, l’ennui de ma petite enfance, l’ennui de l’enfance, l’ennui de l’adolescence, l’ennui des années Régy…
Une fois, à Beauvais-sur-Matha, j’avais trouvé une boîte de crabe titrée « Savannah Bay ». Sans déc’ ! C’était la distraction du jour ! Je voulais l’envoyer à Marguerite Duras illico. Mais, Claude, je ne sais pas c’qu’il m’a dit… il m’a découragé en tout cas… que je n’pouvais pas envoyer une boîte de crabe à Duras, quand même, c’était n’importe quoi… Donc, j’ai écrit une belle lettre à Marguerite Duras en lui mettant dedans seulement l’étiquette de la boîte… Plus tard, après l'été, quand elle a revu Claude Régy, elle lui a dit : « Pourquoi tu l'as pas laissé envoyer la boîte de crabe ? » J’avais dû tourner l’affaire en ma faveur.
Je me demande ce que sont devenues toutes ces lettres que j’ai écrites à Marguerite Duras… Elle les aimait beaucoup. Elle me disait : « Tu vois, tes lettres, elles sont là, dans le tiroir de la commode, là, en haut ; un jour, je f’rai un livre avec. » Une fois, à propos d’une lettre, elle avait téléphoné à Claude Régy pour lui demander mon numéro de téléphone. Puis elle s’était ravisée : « Ou plutôt, non, tu lui diras, toi. Mais alors dis-lui bien en ces termes : c’est la plus belle lettre que j’ai reçue de ma vie. » J’entends encore Claude Régy au téléphone me dire qu’il avait à me le dire en ces termes (deux points, ouvrez les guillemets). J’ai cherché à comprendre ce que je lui avais exprimé de si spécial, à Marguerite Duras. Je n’avais pas garder de brouillon, j’ai retrouvé, griffonnée, une formule : « …comme lorsque nous étions à même enseigne… » La métaphore d’une huître, je crois… Oui... En tout cas, là, j’étais vraiment dans la définition que me donne aujourd’hui (lue hier) Jorge Luis Borges de l’écriture : « Quand j’écris, je m’efforce de ne pas comprendre ce que j’écris. » Je me souviens que c’était à propos de L’Amant de la Chine du Nord, un livre qui me fait beaucoup d’effet : je pleure à gros bouillon toutes les vingt ou trente pages (alors que je ne pleure jamais). Quelques mois plus tard, L’Amant de la Chine du Nord, collection blanche, était encore en distribution au Monoprix de mon quartier, j’ai voulu voir si – à froid, les courses à la main – l’effet n’allait pas se reproduire. Idem ! J’étais en larmes à gros bouillon dans les travées du supermarché de La Chapelle ! J’avais ouvert sur la phrase : « Le corps enseignant a sauvé l’Indochine de l’imbécillité blanche. » Phrase à vérifier*, mais il y avait, en effet, ça : « Le corps en saignant ».
* Le censeur sourit à l’enfant.
– Je vous remercie de nous faire confiance. « Le corps enseignant aura sauvé l’Indochine de l’imbécillité blanche. » C’est ce que m’a dit votre mère un jour. Je ne l’ai jamais oublié. (p. 112)
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