Il semblerait que beaucoup souffre du patriarcat. C’est la couveuse mère-enfant qui, moi, m’a posé problème. Mon père m’a sauvé. Il n’a pas pu sauver ma sœur. Paraît que le modèle de la mère est plus fort encore pour une fille que pour un gars. Il aura fallu si longtemps pour que la relation avec ma mère s’atténue. Il a fallu son sacrifice dans la maladie, la folie retombée comme un soufflé, son amour animal naïf révélé. Je te baise les mains, je t’adore, je suis heureuse, ma joie est comme celle de Madeleine Renaud dans Oh les beaux jours. Dernier et premier bonheur avant l’éteignement...
Avec ma mère, nous sommes allés au square comme tous les jours de la marmotte, mais, ce dimanche, un plancher de bal était dressé devant le kiosque à musique (qui, justement, abritait l’orchestre). Alors, un inégalable spectacle (seule la Corse est le véritable spectacle, mais comme nous n’avons plus la Corse) de Jérôme Deschamps ou de Christoph Marthaler. De Tati ou de Fellini. Ou de Jean Eustache quand il filme La Rosière de Pessac. Bien sûr de Pina Bausch. J'ai dansé avec ma mère...
Quotidiennement, ma mère et moi, nous touchons ensemble cette frontière à partir de laquelle on cesse de se poser des questions, mais je n’ai pas de solution pour les retours. Les retours sont éprouvants. Ma mère s’arrête tous les trois pas pour me demander son chemin et si c’est encore loin. J’ai envie de lui dire : « Mais avance, alors, si tu es pressée de rentrer ! » Elle rejoint la plainte (de toute sa vie), son asservissement au diable. Dans les retours, aucun progrès en faveur de la « liberté sous Dieu ». C’est pour ça qu’il me vient une certaine insensibilité. Je voudrais changer de mère, je connais trop le cinoche de la mienne. Il y a du choix, à la maison de retraite : tant de femmes du même âge (un certain âge) dans des états divers ; je pourrais venir et me tromper. En voir une autre. Puis une autre. Varier. Des rigolotes, des plaintives. Celles qui se plaignent sont des tragédiennes. Elles en font des tonnes, elles jouent, mais, quand même, elles arrivent à capter ma sympathie (comme l’effet recherché de la tragédie grecque des origines : ressentir en même temps la même douleur). Les actrices, c'est les plus douées...
Peut-être que ma mère pourrait s’appeler Ida. Ou Solange. Ou Marie-Claude. Suzanne, Yvonne, Simone. Henriette, Danielle, Marie-Huguette. Rolande. Marie-Madeleine. Lucette, Josette. Rita, Raymonde. Andrée. Monique. Eliane, Giselle. Ginette, Yvette. Marcelle, Josiane, Marguerite. Denise, Nicole, Marie-Thé… Je dois avouer : j’aime bien les vieilles dames ; ça m’excite, ces prénoms…