« Le bon orateur improvise ce qu’il dit après avoir minutieusement préparé ce qu’il ne veut pas dire. » (Michel Jobert.)
On me demande (une fois de plus) de parler de Claude Régy pour, m'assure-t-on, un « documentaire biographique, pas un hommage ». De quoi pourrais-je donc parler ? Dire que le centre du théâtre, c’est la folie et la mort, dire qu’on ne peut pas jouer un rôle si on ne croit pas qu’on est le meilleur pour le faire, dire qu’il disait qu’il n'avait pas appris grand chose dans la vie sauf une chose : lire. Ça, il savait, il avait appris à lire, bien des gens ne savent pas lire. Il me disait que les producteurs éventuels d'un de ses futurs spectacles demandaient toujours à « lire la pièce » avant de s’engager, il la leur envoyait : « Mais ils ne savent pas lire… » Dire qu’il m’avait avoué réciter le Notre Père in petto avant chaque répétition et pour quelle raison ? pour ne pas avoir l’impression d'agir. Il voulait que l’Esprit saint agisse sans lui. Et, bien sûr, il avait raison. Il n’y a que l’Esprit sain pour relier les hommes. Dire que j’avais trouvé un dvd d’une pièce de boulevard, Interdit au public, très bonne pièce sur le théâtre, — qui avait été enregistrée au théâtre Marigny le 3 décembre 1966 pour l’émission télévisée « Au théâtre ce soir » — où Jean Le Poulain jouait un directeur de théâtre qui, à un moment, s’exclamait : « Oui ! le nouveau théâtre ! Planchon… Gignoux… Régy ! Pour se relier… » Ce qui veut dire que Claude Régy était déjà Claude Régy en 1966. D’ailleurs, que jouait-il en 1966 ? Des Pinter, probablement, L’Amant — La Collection avec Delphine Seyrig, Jean Rochefort… Je pourrais aussi raconter toutes les anecdotes qui m’enchantaient du théâtre Antoine, du théâtre Hébertot... sorte d’enfance et d’âge d’or, pour moi, du théâtre — et, pour lui aussi : je me souviens l’avoir entendu dire qu’à cette époque, il ne faisait que du théâtre, on ne lui demandait rien d’autre, on leur fichait une paix royale, à lui et sa troupe (il n’avait pas à remplir tous ces dossiers de demandes de subvention, à bâtir des coproductions, etc.). Dire son absence d’humour sur lui-même, d’autodérision. Dire qu’il ne se trouvait pas intelligent, mais qu’il s’occupait « de choses intelligentes », disait-il — et c’est vrai qu’il ne fait pas partie des personnes les plus intelligentes que j’ai côtoyées dans ma vie qui sont seulement Marguerite Duras et François Tanguy. Il n’était pas intelligent comme Peter Handke, par exemple, dont il montait les pièces en se laissant ensuite réprimander comme un mauvais élève (Peter Handke avait commencé son réquisitoire après avoir vu La Chevauchée sur le lac de Constance par : « Pour la première fois de ma vie, j’ai eu honte… ») ! Il m’apprenait la dureté et la folie des hommes de ce métier : il s’était fait jeter violemment par le directeur du Châtelet Stéphane Lissner — qui jusque-là le portait aux nues — chez qui il devait mettre en scène Pélléas et Mélisande (je crois, je ne sais plus) — parce qu’il avait accepté la proposition de Pierre Bergé (à qui il ne pouvait rien refuser) de monter aussi Jeanne au Bûcher à l’Opéra Bastille. Enfin, etc. Dans un débat, Claude Régy avait dit : « Le plus difficile dans ce métier, c’est de durer » et ça m’avait choqué, moi, j’avais la vie devant moi : « Mais qu’est-ce qu’il veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire « durer » ! » Dire que j’étais souvent insatisfait de sa parole dans les débats (on dit maintenant : « bords-plateau » ). Je trouvais qu’il mentait sur son travail ou qu’il en parlait mal. Par exemple, il insistait beaucoup sur le « minimalisme ». C’était exactement le contraire, pour moi, son travail, c’était « maximaliste ». Ses spectacles avaient une énergie rock, pas du tout minimale, « primale » certainement, extrême, au contraire, poussée au feu, glacée et torride, explosée, un feu poète, un feu créateur qui ne lâchait ni les uns ni les autres (et peut-être même ni les étoiles, il l’espérait), je ne voyais pas du tout le mot « minimalisme » appliqué à cette violence, à ce déferlement. Il parlait de la mort tous les trois mots. Quand j’ai commencé à travailler avec lui, j’étais un écolier, je me souviens du premier jour des répétitions, à la table, j’avais ouvert un cahier, j’étais troublé, je n’arrivais pas à écrire le mot « mort » qui revenait sans cesse, ce qui laissa un tissu incompréhensible, mité. Je me souviens d’une émission où ces imbéciles du Théâtre Ouvert, Lucien Attoun (il y avait aussi Micheline) disait à une journaliste — je crois que c’était Evelyne Pieiller — qui parlait de la mort dans les spectacles de Régy : « Ah, bon ? Pourtant je trouve que la présence de la mort est plutôt discrète dans ses spectacles… » Il y avait eu un blanc et Evelyne Pieiller avait dit : « Je trouve au contraire sa présence massive ». Il avait invraisemblablement peur de la mort, personnellement peur de la mort et personnellement peur de la folie aussi. Je me dis que les artistes travaillent à l’endroit de leur problème — en tout cas l’endroit des questions qu’ils se sont posées dans la vie, c’est une évidence, non ? Je ne crois pas avoir peur de la mort… peut-être un manque de sensibilité… Il prétendait qu'il était né couvert de poils, qu'on avait failli le tuer. Dire qu’il était instinctif, un instinct de taureau (son signe), mufle à terre. Une fois, il m’avait fait profiter de sa voiture pour un retour du festival d'Avignon : il était sorti d'Avignon à 150 kmh sur l’autoroute jusqu’à la panne sèche. Dire qu’il me faisait partager ses lectures, mais que je n’ai toujours pas lu certains des grands romans qui avaient compté pour lui, de Dostoïevski (j’ai lu les textes courts) ni de… comment c’est, déjà, ce Polonais qu’il aimait beaucoup, l’auteur de Ferdydurke ? Gombrowicz ! Dire qu’il avait transformé une ferme close de Charente-Maritime en une sorte de temple égyptien où il n’y avait qu’un meuble par pièce, un matelas (pour les chambres), un tréteau avec un tabouret (pour le bureau) et les murs effacés par des crépis pigmentés, soyeux, que du vide même dans la cuisine invisibilisée — là, le minimalisme, pour le coup —, mais que sa brutalité s’exprimait au dehors : il plantait des arbres et, l’année suivante les emplacements choisis lui déplaisant, ils les coupaient à la scie. Mais, la nuit, il sortait voir sa maison où il avait laissé une bougie ici ou là et il s’émerveillait de la présence-absence. Ou bien c'était peut-être à l'un de nous qu'il demandait de se déplacer à l'intérieur de la maison vide en tenant une bougie (nous étions plusieurs jeunes garçons à graviter autour de lui). Toute son œuvre était faite de présence absente, c’était sa poétique, il voulait que, sur un plateau, les acteurs soient « à la fois vivants et morts », c’était toujours là que se situait la négociation. Il aimait travailler avec Bulle Ogier, me disait-il, parce qu’elle apportait beaucoup de vie et donc qu'elle contrait sa tendance à tirer tout vers la mort. Il m’avait demandé une fois ce que je préférais dans la vie, le travail ou le sexe, ça m’avait choqué. J’avais répondu : « Tout le reste ! » Il avait des lacunes aussi, jamais lu Rimbaud, par exemple. Il n’aimait pas Mozart (sans doute trop « joyeux », trop enlevé pour lui). Il aimait les ténèbres, il aimait les « leçons de ténèbres ». Oui, mais, moi, j’aimais aussi Robert Hirsch, Jean Le Poulain, Jacques Charon, etc. Il les détestaient. Il était homosexuel, mais il avait eu des maitresses. Une femme aussi. Il m’avait dit que, les seins, il n’avait « jamais su quoi en faire ». J’étais en analyse à l’époque, j’avais raconté ça en séance et la psy (qui ne le connaissait ni d’Eve ni d'Adam) s’était exclamée du tac au tac : « Bien sûr, il en est resté au stade de la tétée ! alors des seins qui ne donnent pas de lait, il sait pas quoi en faire… » Bien sûr, je le lui avais répété. Il n’avait rien répondu, mais m'avait regardé avec des yeux ronds comme des soucoupes. Il disait que sa sexualité était sa « zone », qu'il ne voulait pas aller y voir… Il aimait Tarkovski, il aimait Pina Bausch, il avait demandé un jour à Pina Bausch de pouvoir utiliser son décor de Barbe-Bleue. Je pense qu’il savait que la réponse serait non (Barbe-Bleue était toujours au répertoire), mais qu’il avait aimé le lui demander quand même. Une fois, au festival d’Automne, il avait demandé à travailler avec Bette Davis (pour Emily L., de Duras). On lui avait répondu : « Vous ne voulez pas plutôt Madeleine Renaud ? » Non, cette fois-là, il voulait Bette Davis. J’aimais bien quand il avait la folie des grandeurs. Quand nous étions passés devant l’immeuble que possédait Robert Bresson sur l’île Saint-Louis (je le lui avais montré), il m'avait dit : « J’ai vraiment raté ma vie… » Ça aussi, ça m’avait étonné, je ne savais pas qu’il y avait, pour certains, cette tension de « réussir sa vie » (Séguéla n’avait pas encore prononcé l’histoire de la montre). Il m’avait dit que sa femme qui avait couché avec Roger Vadim l’avait assuré qu’il avait une plus grosse bite que lui (que Vadim), mais, quand je lui avais rappelé des années plus tard qu'il m’avait dit ça (ce n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd), il avait eu honte. Oui, j’avais fait un spectacle qui s’appelait : Pour en finir avec Claude Régy où je dézinguais les « statues » que les artistes (surtout plasticiens) se construisent à eux-mêmes et il y avait envoyé son dramaturge, Sébastien Derrey, qui était revenu lui dire : « Bien sûr, il y a des vacheries, mais c’est une lettre d’amour ». Merci, Sébastien ! J’avais donc re-dîné avec Claude, je me souviens, le jour de mon anniversaire, à Rennes et, dans l’euphorie de sa gentillesse, j’avais fait l’erreur de lui passer l’enregistrement sonore du spectacle. Pas de nouvelles pendant quatre mois. Je l'appelle. « Vous avez écouté… — En partie, oui. — Et vous en pensez quoi… — Le ton du début est très bien, mais, très vite, il y a des choses difficiles à entendre… — Ah, bon… lesquelles... — Quand tu dis que Jean Le Poulain est mort et que, moi, j’ai « poursuivi ma carrière, les meilleurs partent toujours les premiers », LES CONS MEURENT AUSSI ! » Un jour, il m’avait écrit une carte d’encouragement avec cette phrase : « Dior n’est pas Dieu » (j'avais une sévère addiction aux vêtements de luxe) et j’avais titrer un spectacle ce cette phrase, Dior n’est pas Dieu (mais Dior m’avait menacé d’un procès). Il me soutenait, il aimait mes spectacles, il venait les voir jusqu’au jour où Jean-Pierre Thibaudat avait écrit que, quand je serais mort, on mettrait mon nom au fronton de la Ménagerie de verre. Là il était devenu très jaloux, il était encore venu voir un spectacle, un seul, le dernier, il était arrivé en retard — qu'il avait détesté — et n’en avait plus jamais vu d’autres. Une fois, je lui avais demandé si Marguerite Duras l'avait déjà dragué. « C'est arrivé une fois, je l'avais raccompagnée et, dans la voiture à l'arrêt, en bas de chez elle, elle m'a mis la main sur la cuisse en disant : « Toi et moi, on est pareil, on est des sensuels ». » Pendant des années (que je n'ai pas connues), il avait répété avec la bouteille de whisky, puis il avait arrêté. Il interdisait de voir ses répétitions, mais, un après-midi, j'avais réussi à me cacher au balcon et j'avais vu l'un des plus beaux spectacles de ma vie. D'ailleurs il le disait, les représentations étaient toujours beaucoup moins belles que les répétitions. « Il y a beaucoup de déperdition, c'est pour ça qu'il faut beaucoup répéter, pour qu'il reste quand même un peu... » Chez moi, c'est le contraire : les répétitions sont presque sinistres, impatiente, mais les représentations sont une fête. Mon métier est de transformer les répétitions en représentations. (Etc.)