Les dieux ignorent la beauté, la distance, l’absence
« Je voudrais être seul au monde, nu, et le vent de la Création séchant mes épaules, mouillées par l’enfantement. Avant la nuit, la même biche, tous les soirs frôle la lisière de la forêt, je vois son pelage fauve palpiter dans les intervalles des feuillages, le même nuage s’arrête dans le cercle d’une cime d’arbres ; moi, couché dans l’herbe refroidie, sur mon front l’ombre de l’écroulement des ruines, moi, sans coeur, insensible au froid, à la palpitation de la biche, à la hauteur du nuage, j’attends que le Dieu descende et m’emporte vers le soleil.
Chaque soir, le Dieu descend
et m’emporte vers le soleil et je m’éveille. Moi, le premier et le dernier
homme, chéri par les dieux, je vois le haut de l’action, l’affection pure,
l’action et le frissonnement des gestes, de la terre dans la terre, le haut de
la Création, le front des Dieux, le départ, le retour, le va-et-vient des dieux
et des anges, le soulèvement de leurs talons, l’enroulement de leurs chevelures
autour des colonnes de sel, le soleil traversant ces colonnes, le rassemblement
joyeux de leurs troupes, leurs mains sans ombre couvrant mon front. Mes
muscles, mes nerfs bougent, seulement au soleil, ma peau tremble sous la seule
main des dieux, ma salive et mon sperme jaillissent sur des ventres purs. De
nuit en nuit, un enfant obscurément enfanté sur le versant des nuages, crie,
est fait ange aussitôt. Les dieux ignorent la beauté, la distance, l’absence.
Chaque soir, le Dieu n’oublie
pas de descendre et de m’emporter vers le soleil et je vois l’action, le feu
qui ne brûle pas, l’eau qui ne mouille pas ; pour moi seul, chaque nuit, le
Dieu crée les oiseaux, et les jette dans la lueur de l’aurore, j’entends la
palpitation, le fracas de leurs ailes dans la nuit glacée et le vent les tire
vers la lueur de l’aurore ; pour moi seul, le Dieu crée et jette les poissons
dans la nuit scintillante, j’entends leur chute sur les glaces et sur les
palmes et la mer a faim ; le Dieu au bord du monde, tient ma main, poissons,
oiseaux, jaillissent à l’endroit de son corps qui les a conçus ; la main rêve
d’oiseaux, les oiseaux sortent et la main se referme ; poissons, oiseaux se
mêlent dans leur chute, la terre et la mer ont faim, ils se soulèvent ; des
oiseaux, retournés par le vent, heurtent le front de Dieu, il les saisit, il me
les donne et je les jette aussitôt parce qu’ils meurent ; le vent me fait
suffoquer ; mon dos, couvert d’ombres, c’est ma poitrine ; je suis devant, mon
corps est devant. Dieu, enlève-moi un peu de cette force, jette la lumière sur
le monde sorti de toi, que je le voie vivre sans toi ; loin de toi. Pousse-moi
aussi dans cette lumière, et je tombe en te regardant, parmi le scintillement
des becs et des écailles. Dieu, arrache-toi de mon ventre, retire ta main de
mon coeur, arrache-toi de mon coeur, arrache-toi de mes lèvres, de ma tête, de
toutes mes parties sensibles, meurs un peu, toi, à mes pieds ; pourrissent les
racines des arbres et les lèvres des soldats. Quelle est cette voix noire comme
une torche dans le coeur céleste. C’est celle du Dieu caché, l’enfant élevé
parmi les jeunes hommes et dont le manteau brille dans la fraîcheur du temple ;
les jeunes hommes ne savent pas qu’il est le Dieu, ils chantent le Dieu, et
lui, il se chante et se glorifie. »
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