Tuesday, March 10, 2020

V ous êtes toute ma littérature


(En prévision du 11)

Vous êtes toute ma littérature. Aujourd’hui, je suis allé à un enterrement et tout le monde s’est embrassé et, maintenant, j’ai mal à la gorge, je suis sans force, je crains d’avoir attrapé le machin. En plus, je n’ai pas le produit pour me laver les mains. Donc je suis au lit, presque mourant, et je vous envoie mes dernières forces pour demain. Je n’ai pas eu de retour de Laure sur vendredi dernier, j’ai été en montagne (natale), sans vraiment de réseau, et puis je pensais que vous jouiez plus tard, seulement samedi, mais je m’aperçois que vous jouez déjà demain…
L’enterrement était celui d’un grand médecin qui a découvert beaucoup de choses pour combattre le virus du sida, Jacques Leibowitch. Et quelqu’un a dit qu’il était un génie (dans le sens qu’il avait des intuitions dans lesquelles personne ne croyait et qui étaient vérifiées ensuite) — et alors — quel était son secret ? Et quelqu’un a dit : « Le secret, c’est son intensité et sa complexité de sa relation au réel ». Et aussi : « l’humilité qu’on a devant la complexité du réel ». Et ce que Jacques avait compris — mais vous me voyez venir, ne voyez-vous pas le rapport avec Tchekhov ? — cette complexité, le langage ne peut pas en rendre compte. Il appelait le virus : le « réel HIV » et il disait qu’il s’ancrait au virus (ce réel) en n’écoutant pas le « discours du maître », disait-il, bio-scientifique (en s’en foutant). Vous reconnaissez Tchekhov, l’humilité et la conscience que « dans ce monde on n’y comprend goutte » (« il faudrait quand même que les gens qui écrivent, en particulier les artistes, reconnaissent qu’en ce monde on n’y comprend goutte »). C’est ça, la vraie passion, c’est ce rapport au réel, ce face-à-face, le réel qui n’est pas déjà écrit. C’est en cela que vous devez vous sentir supérieurs : vous échappez, en tout cas, le temps où vous jouez Tchekhov, aux grilles de lecture, toutes fausses, toutes plaquées, toutes dérisoires, idéologiques et destructrices comme un virus qui se refile et ça se refile bien, en ce moment ! Il y a quelque temps, je vous avais promis quelques phrases de Duras que j’avais cochées pour vous, sorties de La Passion suspendue, un recueil d’entretien avec Leopoldina Pallotta della Torre, ça valait le coup d’écrire son nom !, en voici quelques-unes : 
« Citant Flaubert et avec lui une grande partie de la tradition littéraire contemporaine, Jacqueline Risset a parlé de votre œuvre comme une série ininterrompue de « livres sur rien ». Des romans construit justement sur le néant.
Écrire, ce n'est pas raconter une histoire : mais évoquer ce qui l'entoure, on crée autour de l'histoire un instant après l'autre. Tout ce qu'il y a, mais qui pourrait aussi ne pas y avoir, ou être interchangeables, comme les événements de la vie. L'histoire et son irréalité, ou son absence. 
C'est ainsi que vous expliquez votre usage récurrent et insolite du conditionnel ?
Le conditionnel rend mieux que tout autre mode l'idée de l'artifice qui sous-tend la littérature comme le cinéma. Tout événement apparaît comme la conséquence potentielle, hypothétique, de quelque chose d'autre. En jouant, conscients jusqu'au bout de la fiction et en même temps de la légèreté du jeu, les enfants conjuguent constamment les verbes au conditionnel. »
Voilà, c’est tout pour aujourd’hui (dit le mourant), amusez-vous demain comme des enfants, au conditionnel, changez le récit, laissez ouvertes ces possibilités contradictoires, soyez, comme le dit Duras ailleurs, incapables « de contrôler ou de prévoir le cours des choses ». « J'aime ça, dit-elle, de me sentir une partie du grand jeu. » Vous me manquez !
Yves-Noël

Labels:

R erun Hamlet Vanves scène finale



Labels:

N avegar é preciso


Merci, Merwane ! Navigue dans ce spectacle avec ta classe naturelle (qui est très grande et m’émerveille) — et amuse-toi de ce face-à-face avec le réel, se perdre, cette rêverie, en effet, comme tu le dis, pleine d’une santé de paysan !
Il y avait une chanson de Caetano Veloso que Jeanne Balibar avait traduite pour la chanter dans un spectacle à nous dont le refrain dit : «  Naviguer, c’est précis, mais vivre, c’est pas précis ». Tout est là : navigue ! et vis ! Navegar é preciso, viver não é preciso. (Ah, le Brésil…)
T’embrasse, 
Yves-Noël

Labels:

R aphaëlle en comparaison à Marlène


Que te dire, chère Raphaëlle ? 
Je suis complètement fan de ce que tu fais, alors, tu changes rien, c’est comme ça, c’est parfait ! Je dois t’avouer que j’ai très rarement dirigé quelqu’un. Ça m’est arrivé dans le dernier Hamlet et c’est à peu près tout. En général, je travaillais avec des gens très doués et pas sur des pièces ; donc ils arrivent, ils font ce qu’ils font le mieux et le spectacle est fait. Exactement comme tu as fait avec tes chansons. J’ai dit à Marlène Saldana, après l’avoir vue à la fin d’un stage dont je devais prendre la deuxième semaine (c’était mon premier stage, d’ailleurs) : « Toi, tu es très douée, on fera ce que tu voudras ». Et j’ai été très fier, rétrospectivement, d’avoir dit la bonne phrase au bon moment (sans la préméditer, bien sûr, comme toujours ce qui est dit au bon moment) : on a fait vingt-cinq spectacles ensemble où elle a fait exactement ce qu’elle voulait et où j’ai fait moi-même exactement ce qu’elle, elle voulait (c’est comme ça, travailler ensemble). Le programme annoncé a été tenu. A tous les autres, j’ai souvent dit : « Ne faites que ce que vous savez faire, il n’y a pas le temps que vous cherchiez autre chose ». Et je leur ai dit aussi : « Imaginez que vous faites une publicité pour vous-même ». Bref, rien de ceci n’a de sens autre que de te dire : tu as parfaitement compris le travail et très rapidement. Parfois, quand tu te prends la tête avec des questions, tu te retardes — mais tu n’es pas du tout obligé (je pense que c’est parce que tu es dans une école, ça crée ça, d’en passer par la tête parfois, ce jeu du retard (considérable) que cela crée…) Il est arrivé, pour être franc, à Marlène avec qui je te compare, d’essayer de « changer sa manière », d’essayer d’apprendre de moi une autre manière (par exemple, une manière de dire du Phèdre), mais ça n’avait aucun sens. Ça ne sert à rien de se ralentir. La vie est courte, il faut tout faire à fond, et ne pas faire ce qu’on ne peut pas faire à fond. Sauf par masochisme (moi qui prends des cours de danse classique !) Dans un autre spectacle, plus tard, elle est revenue avec du Phèdre, d’ailleurs, mais avec l’accent créole, et, là, c’était bien sûr irrésistible. A un moment, Valérie Dréville qui était aussi dans le spectacle s’est mise à lui souffler des gradins. Et, ça ! j’ai trouvé ça tellement extraordinaire, que Valérie, la vraie tragédienne française, souffle à Marlène elle dans un numéro de déconnade pure que je l’ai mis en scène. Marlène finissait en sortant en disant : « Rome ! Rome ! Qu’on me donne du rhum ! (Temps) Avec du Coca (Temps.) Zéro », mais les gens hurlaient tellement de rire qu’on entendait rarement, hélas, le « zéro ».   
Fais-toi confiance, fais confiance à ce talent extrêmement rare que tu as. Et amuse-toi.
Ce qu’il y a, c’est le rapport au réel, qu’il faut accepter de vivre intensément et de manière complexe — et ça ne passe pas par les mots et sans doute pas non plus par la pensée (en tout cas, au sens traditionnel). Avec Tchekhov, tu peux rêver à ce face-à-face. Moi, en tout cas, en te voyant jouer cette pièce — et je te jure que je ne m'en lasse pas, c’est chaque fois, pour moi, une surprise de te voir refaire les mêmes choses —, je peux « rêver » ce face-à-face de Tchekhov avec le réel. 
T’embrasse, 
Yves-Noël

Labels: