V ous êtes toute ma littérature
(En prévision du 11)
Vous êtes toute ma littérature. Aujourd’hui, je suis allé à un enterrement et tout le monde s’est embrassé et, maintenant, j’ai mal à la gorge, je suis sans force, je crains d’avoir attrapé le machin. En plus, je n’ai pas le produit pour me laver les mains. Donc je suis au lit, presque mourant, et je vous envoie mes dernières forces pour demain. Je n’ai pas eu de retour de Laure sur vendredi dernier, j’ai été en montagne (natale), sans vraiment de réseau, et puis je pensais que vous jouiez plus tard, seulement samedi, mais je m’aperçois que vous jouez déjà demain…
L’enterrement était celui d’un grand médecin qui a découvert beaucoup de choses pour combattre le virus du sida, Jacques Leibowitch. Et quelqu’un a dit qu’il était un génie (dans le sens qu’il avait des intuitions dans lesquelles personne ne croyait et qui étaient vérifiées ensuite) — et alors — quel était son secret ? Et quelqu’un a dit : « Le secret, c’est son intensité et sa complexité de sa relation au réel ». Et aussi : « l’humilité qu’on a devant la complexité du réel ». Et ce que Jacques avait compris — mais vous me voyez venir, ne voyez-vous pas le rapport avec Tchekhov ? — cette complexité, le langage ne peut pas en rendre compte. Il appelait le virus : le « réel HIV » et il disait qu’il s’ancrait au virus (ce réel) en n’écoutant pas le « discours du maître », disait-il, bio-scientifique (en s’en foutant). Vous reconnaissez Tchekhov, l’humilité et la conscience que « dans ce monde on n’y comprend goutte » (« il faudrait quand même que les gens qui écrivent, en particulier les artistes, reconnaissent qu’en ce monde on n’y comprend goutte »). C’est ça, la vraie passion, c’est ce rapport au réel, ce face-à-face, le réel qui n’est pas déjà écrit. C’est en cela que vous devez vous sentir supérieurs : vous échappez, en tout cas, le temps où vous jouez Tchekhov, aux grilles de lecture, toutes fausses, toutes plaquées, toutes dérisoires, idéologiques et destructrices comme un virus qui se refile et ça se refile bien, en ce moment ! Il y a quelque temps, je vous avais promis quelques phrases de Duras que j’avais cochées pour vous, sorties de La Passion suspendue, un recueil d’entretien avec Leopoldina Pallotta della Torre, ça valait le coup d’écrire son nom !, en voici quelques-unes :
« Citant Flaubert et avec lui une grande partie de la tradition littéraire contemporaine, Jacqueline Risset a parlé de votre œuvre comme une série ininterrompue de « livres sur rien ». Des romans construit justement sur le néant.
Écrire, ce n'est pas raconter une histoire : mais évoquer ce qui l'entoure, on crée autour de l'histoire un instant après l'autre. Tout ce qu'il y a, mais qui pourrait aussi ne pas y avoir, ou être interchangeables, comme les événements de la vie. L'histoire et son irréalité, ou son absence.
C'est ainsi que vous expliquez votre usage récurrent et insolite du conditionnel ?
Le conditionnel rend mieux que tout autre mode l'idée de l'artifice qui sous-tend la littérature comme le cinéma. Tout événement apparaît comme la conséquence potentielle, hypothétique, de quelque chose d'autre. En jouant, conscients jusqu'au bout de la fiction et en même temps de la légèreté du jeu, les enfants conjuguent constamment les verbes au conditionnel. »
Voilà, c’est tout pour aujourd’hui (dit le mourant), amusez-vous demain comme des enfants, au conditionnel, changez le récit, laissez ouvertes ces possibilités contradictoires, soyez, comme le dit Duras ailleurs, incapables « de contrôler ou de prévoir le cours des choses ». « J'aime ça, dit-elle, de me sentir une partie du grand jeu. » Vous me manquez !
Yves-Noël
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