Jean-Pierre Thibaudat
Yves-Noël Genod, jeteur
d’imprévus, ouvre le festival « Les inaccoutumés »
J-P Thibaudat
C’est le fruit du hasard,
mais le festival « Les Inaccoutumés » à la Ménagerie de verre se devait de
s’ouvrir par Un petit peu de Zelda,
spectacle impromptu signé Yves-Noël Genod : tous les spectacles de YNG sont des
impromptus.
Un jeteur d’imprévus
Les dictionnaires donnent
huit synonymes au mot inaccoutumé : étrange, insolite,
anormal, exceptionnel, inattendu,
inhabituel, original, rare.
Chacun de ces mots raconte un pan des spectacles d’YNG, star de la marge,
notoirement connu de son petit public (qui est aussi celui de son blog) et
notoirement méconnu du grand public.
Chacun de ses spectacles (je
n’ai pas tout vu, loin de là) est comme une feuille, voire deux, d’un roman
théâtral qui restera inachevé. L’inachèvement est constitutif des spectacles
d’YNG, le fini son ennemi. Sur le chemin de chacun de ses impromptus, il jette
de l’imprévu comme on jette du sel sur le feu pour le faire crépiter.
Dans Un petit peu de Zelda déboulent 2 enfants, plus tard un bébé, ou encore un
homme simplement vêtu d’un haut de jogging qui saute comme un cabri en se
tenant les couilles et le gland qu’il cachera au salut d’une perruque, de bout
en bout un chien en peluche regarde comme nous ce qui se passe au cœur de cet
espace étrange (inaccoutumé) qu’est la salle de la Ménagerie de verre.
Une ode à la sensualité
d’un lieu
Un petit peu de Zelda est une ode à la sensualité que génère ce lieu
insolite (inaccoutumé). Une salle (quelques gradins pas bien larges, 80 places
environ) et, devant, une scène comme infinie, basse de plafond, plus profonde
que large, pourvue d’une porte dérobée vers le bout du mur de droite. Le
plafond lui-même n’est pas plat mais strié dans sa largeur de poutres en
ciment. Le tout est peint en blanc.
La sensualité commence par la
lumière. Tout spectacle commence quand on fait le noir mais, d’une part, les
noirs de la Ménagerie de verre sont plus profonds qu’ailleurs (on est
pleinement dedans), et, d’autre part, YNG les laisse vivre, s’installer, nous
envelopper. Puis, invisible mais proche, comme un enfant écoute yeux fermés
avant de s’endormir un conte que lui dit un adulte, YNG nous dit, doucement, un
poème de Baudelaire. Causerie, un
sonnet d’une insondable beauté :
« — Ta main se glisse en vain
sur mon sein qui se pâme ; / Ce qu’elle cherche, amie, est un lieu saccagé /
Par la griffe et la dent féroce de la femme. / Ne cherchez plus mon cœur ;
les bêtes l’ont mangé. »
Cette entrée en matière tient
lieu de fond au spectacle, un peu comme ces peintres qui peignent un fond avant
de peindre leur toile. Genod et son éclairagiste complice Philippe Gladieux ont
disposé sur le sol comme une forêt ordonnée de 24 projecteurs, un pour chaque
heure du jour et de la nuit. Un jardin, un verger. Les corps évolueront là,
éclairés par des nuages de lumière qui vont et viennent et où soudain le
fût-brasero d’un projecteur brûle verticalement de son feu.
L’acteur promeneur, des
spectateurs à la promenade
La sensualité se poursuit par
l’irruption des corps dans ce paysage dont la lumière caresse la blancheur née
de l’obscurité. Une grande Américaine (Kate Moran) pantalon noir, veste ouverte
sur sa poitrine nue, hauts talons, fume une cigarette. Elle semble attendre
quelque chose, quelqu’un. Souvent dans les impromptus d’YNG, une femme attend.
L’être aimé ou disparu, la tristesse du soir, l’aube au terme d’une nuit
ravinée ? On ne saura jamais. Plus tard un petit homme brun (João Costa
Espinho) n’en finira pas de ne pas mettre son costume : pour sortir à une
soirée ? aller à un enterrement ? On ne saura pas. Il n’y a rien de déterminé
chez YNG, ses spectacles sont des promenades où les acteurs sont des
promeneurs, où le spectateur est à la promenade. Un chien peut débouler entre
vos jambes, on peut marcher dans une flaque d’eau, croiser des hommes beaux,
suivre indéfiniment la nuque d’une femme.
La sensualité s’achève (non
rien ne s’achève dans Un petit peu de Zelda) ou plutôt commence avec les voix. Aucun mot dit dans
Un petit peu de Zelda hormis les
poèmes de Baudelaire (YNG mugira aussi Les Phares). Mais des mots
criés (en langue américaine par l’Américaine) et surtout d’autres chantés à la
promenade par un contre-ténor (Bertrand Dazin) et une soprano (Jeanne
Monteilhet). Sublime, envoutante, baudelairienne Jeanne Monteilhet qui irradie
la soirée.
A chacun son récit
Que raconte Un petit peu
de Zelda ? Rien. C’est-à-dire que
chacun y puise un récit, le sien. Quelqu’un m’a raconté :
Cela se passe dans le jardin
d’une maison de fous où un couple au bord de la rupture que forment un
contre-ténor et une soprano sont venus donner un concert. Il y a là une actrice
qui se prend pour Zelda, la femme de Joyce, et qui lui a emprunté ses yeux, ses
cigarettes, une autre qui se prend pour Frida Khalo et lui a emprunté une jupe
et un ananas, un troisième au nom portugais qui s’habille comme Fernando
Pessoa, un acteur qui aime tellement le noir qu’il ne veut plus dire ses textes
que toutes lumières éteintes.
Une autre personne m’a
raconté tout autre chose :
En entrant dans la Ménagerie
de verre, m’a-t-elle confié, j’ai vu sur une étagère un livre qui me regardait
: Quelqu’un que vous avez déjà vu,
un livre de poèmes de John Ashbery (publié chez POL). Je l’ai ouvert et j’ai lu
:
« Nous sommes soudain ce
que les arbres essayent / De nous dire ce que nous sommes ; / Qu’il leur suffit
d’être là / Pour signifier essayent quelque chose ; que bientôt / Nous pourrons
toucher, rimer, expliquer. »
Alors je n’ai pas été étonnée
quand j’ai vu tous ces projecteurs-arbres sur le plateau. Et à la fin de Un petit
peu de Zelda je me suis souvenue d’un
des derniers poèmes d’Ashbery où il est question de l’amour et de ses vieux
yeux, oui « Les vieux yeux de l’amour » aurait pu être aussi le titre
de cet impromptu inaccoutumé, m’a-t-elle dit, avant de filer dans la nuit.
INFOS PRATIQUES
Un petit peu de Zelda
spectacle conçu et mis en
scène par Yves-Noël Genod
— Le spectacle se donne à la Ménagerie à 20h30 jusqu »au
14nov. « C »est un ajout au projet
« Ier avril » qui sera présenté du 1er au 12 avril
2014 aux Théâtre des Bouffes du Nord
» précise YN Genod.
— Le festival Les
Inaccoutumés se poursuit jusqu »au 7 décembre, programme détaillé sur le site
de la Ménagerie de verre