E mile lit elle
Je me revois arrivant dans cet appartement à Saint-Germain, pas très loin de la gare, ça au moins c’était pratique, en arrivant du Mans, la réunion s’était éternisée, au Radeau on discutait des après-midis entières dans les arbres, j’avais eu peur de louper le train ou simplement qu’on me demande pourquoi j’étais si pressée, enfin j’étais parvenue à m’éclipser à temps pour rejoindre le rendez-vous prévu et désiré, secret bonheur, secret cadeau, chez Marguerite Duras. Marguerite Duras en était à la fin de sa vie et pourtant en pleine forme créatrice et dans la vie aussi. Moi, je n’étais rien, je n’avais qu’une existence de larve (du moins le le croyais), mais elle, elle était tout, elle était la joie de vivre et de créer. Elle avait échappé plusieurs fois à la mort et elle en profitait. Elle profitait de la vie. Elle nous lisait les pages qu’elle avait écrites dans la journée. Une fois, ç’avait été celles qui racontaient les godasses de la femme du « Captain » dans Emily L., je ne les retrouve pas sur Internet, je crois bien pourtant qu’elles sont restées dans le livre. Elle nous avait demandé à la fin : « Ça fait pas trop Beckett ? » J'avais répondu avec enthousiasme que ça ne faisait pas du tout Beckett (que j'avais peu lu) (en fait, si). Le livre devait s’appeler un moment La Promenade à Quillebeuf, mais, là aussi, ça rappelait trop un grand écrivain auquel il ne fallait pas trop prêter à la comparaison (La Promenade au phare). Au départ, le livre s’appelait Les Coréens, comme il l'est dit dans ses premières pages, mais Marguerite Duras avait appelé Michel Vinaver pour lui demander si ça le dérangeait qu’elle utilise le même titre que l’une de ses pièces, il avait dit qu’il n’y voyait aucun inconvénient, mais il avait rappelé quelques jours plus tard pour dire que, finalement, ça l’embêtait un peu, pour lui demander si elle pouvait peut-être trouver un autre titre. Ç’avait été très long de trouver un autre titre. Ça s’était appelé un long moment Emily D. en hommage à Emily Dickinson dont Marguerite Duras utilisait un poème dans le livre. Mais Marguerite Duras pensait que ça n’allait pas : « La vie d’Emily n’a strictement rien à voir avec celle d’Emily Dickinson ». Alors, ça n’allait pas. Irène Lindon avait finalement dit que Emily L., c’était très bien, qu’elle rejoignait avec ce L. l’évanescence des autres héroïnes durassienne, enfin, je crois qu’elle pensait surtout à Lol V. Stein, bien sûr, et j’avais trouvé l’argument assez faible (c’était de toute manière moins fort que Lol V. Stein…) Au début, ce livre n’était qu’une nouvelle de quelques pages qu’elle nous avait fait lire et qui était très belle, j’aurais voulu qu’elle la publie comme ça. Je lui avait dit — ça lui avait plu : « On dirait un écrit posthume ». C’était ça qui était beau, dans ce texte, c’était comme si d’au-delà de la mort, Marguerite Duras écrivait encore, un court texte essentiel. Je regrette de ne pas avoir gardé cette nouvelle dans son état, je ne sais plus trop ce qu’il y avait qui n’a pas été retouché par le livre. Je sais que les pages de la fin du livre y étaient déjà, sans retouches, celles sur l’« état de l’apparition » : « Je vous ai dit aussi qu’il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu’on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l’écriture au-dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l’état de l’apparition ». La nouvelle n’avait pas de titre, c’était un problème (preuve qu’à ce moment-là elle envisageait de la publier telle quelle). J’avais dit à Marguerite Duras : « Et si, pour une fois, vous la publiiez sans titre, juste Marguerite Duras ? — Ah non, ça, on ne peut pas… » J’étais influencée par le modèle de Pina Bausch qui, parfois, sortait une pièce sans titre, qui ne le trouvait que par la suite, par ce qu’on en disait pour la distinguer des autres, Nelken, Les Œillets, par exemple, simplement parce que tout le monde l’appelait comme ça (le sol est couvert d’œillets). Plus tard, j’ai moi-même proposé des pièces sans titre (il faut normalement donner un titre très en avance pour l’impression des plaquettes de théâtre). Une pièce, par exemple, au Théâtre National de Chaillot où il n’y avait que mon nom dans le programme (pour me flatter, les gens du théâtre m’avaient dit : « On ne l’a accepté que de vous et de Forsythe ») et c’était resté, la pièce s’était donc appelée : Yves-Noël Genod (mon nom, à l'époque). Mais, ça, on ne peut le faire qu’une fois (et Jérôme Bel l’avait d’ailleurs fait avant moi…) Je me souviens aussi, à propos de ce livre, que Claude Régy avait dit à Marguerite Duras — puisque je crois qu’il voyait les étapes successives s’écrire et se corriger — oui, j’en suis sûr, il y avait un accord entre eux pour sortir le texte d’abord en théâtre, c’est-à-dire au moins sans la mention « roman » (pour que ça ne semble pas ensuite une « adaptation »), mais Jérôme Lindon avait fait remarquer à Marguerite Duras qu’elle allait gagner plus d’argent s’il publiait le texte sous la mention « roman » et cet argument n’était pas tombé dans l’oreille d’une sourde, voyez-vous, ce qui avait provoqué une nouvelle fâcherie ou au moins un froid, une cessation d’activité. Mais, pendant un moment, c’était le dramaturge de Claude Régy, Armando Llamas, qui tapait les versions successives du texte. Et Claude Régy avait fait remarquer qu’à la fin il y avait une confusion, une coquille entre les « c’était trop de » et « c’était trop peu de » (je crois que cette figure de style qui recommence chaque phrase avec les mêmes mots à un nom), mais Marguerite Duras avait répondu du tac au tac que c’était pareil, exactement pareil, qu’il y ait « trop » ou « trop peu » — et, en effet, elle a laissé en l’état : « de même que c’était trop d’écrire avec seulement la pensée en tête qui surveille l’activité de la folie. C’est trop peu la pensée et la morale et aussi les cas les plus fréquents de l’être humain, les chiens par exemple, c’est trop peu et c’est mal reçu par le corps qui lit et qui veut connaître l’histoire depuis les origines, et à chaque lecture ignorer toujours plus avant que ce qu’il ignore déjà ». Je me souviens que j’étais déçue qu’elle ait rajouté toutes ces histoires romanesques, « grand public » je trouvais, de paquebots et de voyages. Les chiens fait référence (pour moi) aux Chiens, de Hervé Guibert, livre qu'elle avait détesté