Cette lettre écrite un peu
rapidement, sur le retour, pour vous témoigner combien passer aujourd’hui
quatre heures de stage en votre compagnie, ou sous votre direction, s’est
avérée une expérience humaine riche en émotions (peur, joie, appétence sexuelle,
tendresse, colère, etc.) et prises de conscience… et je dois l’avouer aussi en
« beauté » ou quelque chose que l’on ne pourrait reconnaître que comme « beau
».
Sans doute me suis-je trouvé
perdu ou désemparé sur ce grand plateau vide, mais d’entrée vous êtes parvenu à
générer une ambiance propice à la relation. Jean-Jacques Pauvert a écrit dans
ses Métamorphoses de l’Érotisme
qu’après toutes les tentatives de définition de l’érotisme, la seule simple
qu’il retient, c’est l’érotisme en tant que relation amoureuse. Peut-être
trouverez-vous ça un peu naïf, mais il me semble avoir éprouvé quelque chose de
cette ordre-là entre tous les stagiaires… avec douceur et humour.
Vous nous rappeler que le
théâtre est une leçon d’humilité. Un lieu où l’égo doit s’effacer, ou plutôt
être sacrifié à ce(ux) qui nous entoure(nt). Du peu d’auteurs de théâtre que
j’ai lu, dramaturges ou gens de théâtre qui écrivent sur le théâtre, je crois
avoir saisi un peu au cours du stage ce que Jean-Louis Barrault dit de la vie,
du théâtre comme la vie. D’ailleurs, en parlant de vie, la plupart des gens
feraient du théâtre par défaut de vie, mais vous c’est par excès de vie. Votre
intérêt pour les théories scientifiques aussi rappelle Barrault et bien
d’autres encore. Les grands scientifiques et les grands artistes ont en commun
d’avoir beaucoup d’imagination.
Avant de finir cette lettre,
une dernière pensée, le rapport à la nudité dans ce que j’avais entendu de
votre travail m’intriguait, mais d’après ce que j’ai éprouvé au cours du stage,
l’état de nudité avait beaucoup moins d’importance que la « dénudation ». C’est
quelque chose à laquelle je vais continuer de réfléchir.
Bref, votre capacité à
stimuler l’imagination, à établir la relation, à faire de rien ou presque un
tout qui raconte à la fois le sublime et le terrible de l’humain est
fascinante. C’était une belle expérience. Merci.
Je ne manquerai pas de suivre
vos prochaines créations,
En vous souhaitant une très
agréable soirée, et le courage pour la suite,
Bien cordialement,
Pierre
P.s. : Désolé de vous envoyer
ce message par Facebook, c'est moins élégant que par papier, mais c'est aussi
plus « pratique »
— Oh, Pierre, cette lettre est
bien belle ! Merci ! Tu m'as intrigué (il me semble que je t'ai tutoyé) pendant
ces 4 h. Je me demande, par ex, si tu es comédien, si tu veux l'être ou si
tu es là parce que tu as envie
d'explorer — après la théorie — des pratiques « corporelles ». Sorry, tu as
déjà dû m'expliquer tout ça dans ta lettre de motivation (que je n'ai pas sous
les yeux)…
Cher Yves-Noël,
Oui, tutoyons-nous, ce sera
plus agréable.
Pour répondre à ta question,
tu vois juste. Dans mon cas, il s'agit d'une part d'explorer concrètement,
réellement, le terrain, d'autre part de revenir plus aux études théâtrales que
j'ai délaissée lorsque j'enseignais en STAPS (sport). Parenthèse (explorer oui,
mais pas du tout avec l'idée d'une observation participante ou d'une
participation observante, c'est détestable cette posture anthropologique, donc
plutôt explorer dans le sens de découvrir des territoires qui me sont inconnus
; et — exploration aiguillée par une quête d'indépendance (au moins de penser),
même minuscule). Et s'il s'agissait de faire de la théorie, derrière toute
théorie il y a un chercheur et lui me semble plus intéressant que sa théorie.
Cependant je suis toujours rattaché (administrativement) au département
d'études théâtrales, et plus spécialement au laboratoire d'ethnoscénologie, de
l'université Paris 8 où j'ai soutenu ma thèse en décembre 2012 sur le
lieutenant de vaisseau Georges Hébert (1875-1957), l'inventeur de la Méthode
Naturelle d'Éducation physique, virile et morale. En 1909-13, ses détracteurs
le surnommaient : « L'Homme Nu » !
Comme tu l'as sans doute
remarqué, mes compétences ne sont pas celle d'un comédien. J'ai fait un tout
petit peu de théâtre avec Noël Casale quand j'étais au Lycée, puis sur sa
création d'Homme à Homme. Donc ça
n'est pas mon but d'être comédien, mais la matière théâtrale m'enchante : ses
grands espaces, vides, en friche, à « cultiver », mais aussi ses
artifices, ses paillettes, ses plumes, ses danses et ses chants. Et puis, c'est
quand même un des seuls lieux où l'on peut librement voir du nu vivant !
Me concernant, je dois
t'avouer qu'une fois sur scène, il m'est très douloureux de me sentir aussi
coincé, raide, incapable d'incarner mon imaginaire ! De me sentir comme un
pantin, un mannequin en bois, la moins articulé des marionnettes. Et, par
conséquent, dans l'impossibilité d'être dans le flux des énergies, des actions
et de saisir la relation. C'est un véritable handicap que j'avais oublié me
cachant « derrière le bureau d'enseignant » où l'exécrable, néanmoins
parfois utile d'un point de vue pédagogique, rapport dominant-dominé permet de
se cacher (grand lieu de mensonges, de frustrations et de médisances l'univ.).
J'ajoute encore, sur ce point, d'après mes impressions d'hier, une espèce de
dichotomie entre le rôle d'universitaire qu'il m'a fallu forger ces dernières
années (ne venant pas de ce milieu) et... comment dire... ??? Le costume d'universitaire
est en quelque sorte devenu une camisole mentale, en même tant qu'une carapace
protectrice à la façon des scarabées. Un exosquelette qu'il s'agirait de faire
voler en éclat, de déchirer en mille petits morceaux, sans pour autant perdre
la rigueur univ. acquise, mais en lui insufflant la vie. C'est que les
universités par lesquelles je suis passé stérilisent le sensible, la vie, le
corps et par suite l'imaginaire ! En fait, ça doit être pour ça que je
m'intéresse non pas à la nudité, mais à la dénudation ou à l'effeuillage
(strip-tease). Et, évidemment, c'est aussi pour ça que l'idée de ton stage
avait excité ma curiosité.
Et là encore la séance d'hier
m'a particulièrement troublé, devant ton aptitude et celle des stagiaires à
émerveiller le plateau. Si je peux me permettre, je crois que le mot « émerveillé »
va bien à ce que j'ai entraperçu de ton travail. Ton théâtre est un théâtre
émerveillé ! Les êtres qui s'y animent aussi. Et ça redonne un sens au théâtre,
parce qu'on ne s'y ennuie pas et qu'on y prend plaisir intellectuellement,
poétiquement et corporellement !
Voilà, j'espère que tu
m'excuseras de m'être ainsi épanché, ne sachant même pas si j'ai vraiment
répondu à ta question.
En te souhaitant un très
agréable après-midi,
Bien cordialement,
Pierre
— Si, si, tu analyses très bien
la situation !... Il paraît que les comédiens ont un truc dans le cerveau que
les autres n'ont pas, je l'ai lu dans un livre sur les animaux, je ne sais pas
si c'est vrai, qui disait que certains individus de certaines espèces animales,
singes dans les cirques, vaches de concours, etc. l'ont aussi : la capacité
de s'imaginer dans le regard de l'autre.
Peut-être que si c'était douloureux pour toi, c'est que tu ne l'as pas... Il y
a une chose que je voudrais te conseiller, déjà en te voyant l'autre jour et
aussi avec ce que tu dis dans ta lettre, c'est l'haptonomie. J'en ai fait
pendant des années. Avec 2 psychiatres (un homme et une femme), docteur Thomas
Gelber et docteur Dominique Décant. C'est ce que je peux te conseiller de mieux
pour ce que tu décris très bien : insuffler la vie. Je te donne leurs
coordonnées, si tu veux...
Labels: correspondance stage