Je vous envoie ça à cause — entre autres — de la scène de lapidation qui fait penser à celle de Quichotte bien sûr, avec les « amandes de rivière » (mais tous les coups qu’il reçoit). C’est d’une interview de Clément Rosset qui aimait beaucoup l’Espagne et son humour (il cite, mais je n’ai pas retrouvé, un vieux paysan qui, montant dans un train, s’était exclamé : « Comme tout est loin ! »)
« Mais hélas ! quoi que vous fassiez pour échapper au réel, que vous recherchiez le divertissement ou que vous construisiez un système métaphysique, il finira toujours par prendre sa revanche. La mésaventure qui est advenue à Raymond Lulle, un des principaux penseurs du Moyen Âge, est à cet égard très instructive. Cet homme, né à Majorque au XIIIe siècle, a consacré sa jeunesse aux plaisirs, notamment aux femmes, c’est-à-dire qu’il s’est d’abord montré très sage. Puis il est monté sur une des petites montagnes majorquines où il a connu une illumination religieuse. Au sommet de sa nouvelle vocation mystique, Lulle a eu la révélation d’un grand art, un ars magna : il s’est figuré qu’il était capable de construire une démonstration rationnelle assez rigoureuse pour convertir tous les hommes au christianisme. Il a demandé qu’on le conduise en Afrique du Nord. Une fois sur la côte – Lulle parlait couramment l’arabe –, il a pris la parole afin de sermonner les musulmans avec sa méthode imparable, ses syllogismes parfaitement affûtés. L’effet n’a pas manqué : à peine avait-il ouvert la bouche que ses auditeurs ont ramassé des pierres. Ils l’ont lapidé. Même s’il faut déplorer la mort de cet aimable érudit, on ne peut s’empêcher de voir dans cet événement une savoureuse revanche du réel. Car la réalité passe par la sensation. Quand on vous jette une pierre dessus, ce n’est pas une idée de pierre qui s’écrase sur votre figure. »
Et ça aussi (bien sûr) :
« Je sais bien qu’il est un peu idiot de parler d’un tempérament espagnol. Mieux vaut éviter de raisonner comme cet Anglais qui, débarqué à Calais, conclut que toutes les femmes françaises sont rousses après avoir vu une passante rousse dans la rue. Mais il y a quand même certains traits nationaux marquants. Ce que j’aime en Espagne, c’est la gaieté, le sens de la fête, le goût de la vie qui s’exprime dans la musique et dans les danses – notamment celles qui viennent de l’Aragon, les boléros, les jotas, que je préfère aux danses andalouses plus austères. Avec cette nuance que l’Espagne est aussi le pays de la tragédie. J’ai beaucoup écrit sur le fait que l’allégresse et le sentiment tragique de la vie sont indissociables. C’est le cas en Espagne : voilà une population chez laquelle le sens de ce qui existe, de ce qui est – la dimension ontologique –, est complètement absent. Seul le paraître a de la consistance. Le monde est une porte merveilleuse, somptueuse, qui n’ouvre sur rien. Contrairement à certaines idées reçues, les Espagnols ne prennent rien au sérieux. Chez eux, tout est factice, en carton-pâte. Pour employer le jargon philosophique, l’Espagne est le pays par excellence du phénoménisme. Ce n’est pas un hasard si l’un des plus grands philosophes espagnols, Baltasar Gracián, décrit le monde comme une apparence et affirme que « ce qui ne se voit point est comme s’il n’était point ». En Espagne, ces deux idées, « rien ne vaut rien » et « la joie de vivre est infinie », sont alliées. Tout est foutu, soyons joyeux. Rassurons-nous, tout va mal : c’est l’une de mes devises préférées. Une telle conception du monde imprègne la culture de cette nation, du don Quichotte de Cervantès aux compositions de Manuel de Falla. Il n’y a que le réel, mais le réel est dispensateur de joie. »
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