Bonjour Yves-Noël,
Je reviens vers vous avec quelques question pour mon dossier sur la danse que je réalise dans le cadre du concours pour la Fémis (et que dois rendre le 26 février). J’espère que les représentations publiques se sont déroulées comme vous le souhaitiez !
Voici les questions. Si jamais vous rencontrez des difficultés vous n’êtes pas obligé de répondre à toutes, et si vous souhaitez ajouter quelque chose d’autre, ou bien s’il y a un point que vous voulez développer davantage, n’hésitez surtout pas !
Merci pour le temps que vous me consacrez et encore merci pour votre spectacle, il a fait beaucoup de bien.
Bien à vous,
Tess Noonan
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• Vous permettez aux gens de se saisir d’un très grand espace et d’accomplir des gestes inédits en quoi ceci est-il important, surtout en cette période de pandémie et d’urgence sanitaire ?
• Pendant que je participais à l'une des répétitions, pendant que je dansais j’avais l’impression de retrouver des sensations d’avant, (des trajets par exemple que j’ai fait à pieds, à Paris, la sensation de marcher sur les dalles chaudes du jardin de mes grands-parents dans le Var). Pendant que j’habitais l’espace du Carreau du temple, je me transportais ainsi dans d’autres. Quelque chose presque comme un épisode de mémoire sensible involontaire tel qu’il est à l’œuvre chez Proust – était-ce quelque chose dont vous avez conscience ? Que vous recherchez ? La danse est-elle aussi une pratique de la mémoire selon vous ?
• Chaque personne a le droit d’avoir son espace de déploiement propre, comment le mouvement de chacun parvient-il selon vous à créer un mouvement d’ensemble ? En ce sens, déployer est-ce se rassembler ?
• Quel est votre rôle, en tant que metteur de scène pour gérer, structurer ce mouvement d’ensemble ?
- En quoi la danse permet-elle de penser et de composer avec le vivant ?
Ah oui, sorry ! Je rentre seulement à l’instant d’un voyage dans les Alpes suisses (et je repars en fin d’après-midi à Bruxelles).
1) Le grand espace, je l’avais demandé avant l’épidémie de coronavirus (plutôt que l'habituel théâtre en sous-sol que le Carreau me proposait, j’ai demandé la grande halle malgré toutes les contraintes que cela supposait, répétitions très rares et très espacées parce qu’en temps normal la halle est pratiquement tout le temps louée…)
Qu’entendez-vous par « gestes inédits » ?
2) Je suis très heureux de vos sensations ! Oui, c’est ce qu’on appelle la simultanéité (cf cet extrait de l’émission de radio avec Hélène Cixous que j’ai plusieurs fois cité). C’est ce qu’il y a de plus beau dans la danse, je trouve, la mémoire, le voyage en simultanéité, être complètement ici et complètement ailleurs, l’ailleurs surgissant dans l’ici — et, oui, on peut comparer ce phénomène à la mémoire involontaire de Proust, dans le sens que la mémoire volontaire (le souvenir fabriqué) n’est rien, mais la mémoire de l’oubli, celle qui surgit de l’oubli est tout…
3) Oui, déployer — ou déplier — est se rassembler. L’espace est commun. A condition que chacun accepte de vivre dans cet espace réel commun, on a un peuple qui se lève, on se retrouve soudain nombreux. C’est la plus belle sensation de ces deux spectacles que j’ai donnés cette saison, celui de l’Arsenic, à Lausanne (intitulé : C’est le silence qui répond) et celui du Carreau. Sur cet espace qui est commun, c’est même pire que ce que je vous ai dit. Je viens de lire (en haute montagne) le dernier livre de Bruno Latour : Où suis-je ?. Nous sommes confinés dans ce qu’il appelle la « zone critique » qui est l’espace que la vie s’est créé. Cet espace, au départ, a mesuré quelques microns et maintenant quelques kilomètres d’épaisseur (c’est donc toujours très peu, c’est pour ça que Bruno Latour parle de confinement), mais il a été créé (absolument artificiellement donc) par les vivants (les bactéries, les plantes, les animaux…), c’est celui-là même qui n’existe que de notre partage, de notre mélange, inextricablement, de proche en proche avec les autres… Le défaut de l’homme moderne a été de s’imaginer hors sol ou au-dessus de cet espace, indifférent au reste de la Création. En fait, non, nous sommes dedans et nous ne pouvons pas en échapper : cet espace, c’est nous ! comme la termitière l’est pour les termites. Au Carreau, ce n’était pas que chaque personne avait le droit de prendre toute la place, mais l'absolu devoir ! Cet espace commun est constamment notre création — à chaque vivant, humains et non humains… (Je ne sais pas si je suis très clair, mais je vous conseille vivement la lecture de Bruno Latour.)
4) Mon rôle est très limité. Vérifier que chaque interprète ne s’extrait pas de l’espace (et recadrer au besoin). Et, ensuite, c’est inconscient. Je n’ai pas l’impression d’agir. J’ai l’impression, comme en rêve, d’être le spectateur du spectacle. Je m’émerveille de voir un spectacle qui me plaît. Certes il me plaît. Plus le spectacle est réel, plus il me plaît. C’est-à-dire dans une confiance avec l’espace vrai (pas dans l’invention d’un hors sol). Alors, peuvent se déployer toutes les simultanéités, c’est l’essence de la magie qui ne crée pas, mais invoque, à travers ce grand silence de l'oubli, toutes les mémoires ou, comme dit Proust, les impressions, chaque individu comme un livre ouvert, bouleversant.
5) Je ne sais pas en quoi la danse permet de penser et de composer avec le vivant, c’est l'un des mystères, mais c’est le cas. Comme la musique. Un improvisateur avec qui j’ai beaucoup pris de stages, Julien Hamilton, nous disait que la danse est plus rapide et plus ancienne que la musique… d’abord la danse, puis la musique… que la danse (contrairement à ce que l’on croit) a précédé la musique, qu’on a ajouté ensuite la musique à la danse…
Au plaisir — et bonne chance pour votre concours !
Yves-Noël
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