Dans une chambre, dans une maison, en Corse
J’ai lu (relu) La Pute de la côte normande, je l’ai relu en pensant, en essayant de penser : « Si ce texte était écrit par Christine Angot, comment le lirais-je ? » Parce que c’est vrai, en un sens, ça ressemble à du Christine Angot, c’est de l’autofiction ; on a raison d’associer Christine Angot à Marguerite Duras sur ce point. Mais je n’y suis pas arrivé. L’écriture de Marguerite Duras est tellement heureuse ! Je l’ai connue, cette femme, que voulez-vous... elle était tellement heureuse de vivre, d’avoir ce talent fou, d’aimer le monde — la joie que ça lui procurait, tout ça ! Et Christine Angot, c’est le malheur, la plainte continuelle, la dénonciation… Elle est positivement sinistre, Christine Angot. Je l’ai vue au spectacle sublime de Peter Brook, Une Flûte enchantée, évidemment elle n’a pas aimé, elle applaudissait mollement (sans son, je connais le truc) et en faisant la gueule — et énervée, en plus, que les rappels (évidemment) s’éternisent. Pauvre fille !
Maintenant je relis Emily
L. « Nous étions allés à
Quillebeuf, comme souvent cet été-là. » C’est écrit : « Quillebeuf » alors que dans La Pute, c’est encore écrit : « Quillebœuf » « Quillebœuf, je n’y pensais plus, mais j’éprouvais le besoin d’y
aller. » Moi aussi, j’avais été déçu quand elle s’était aperçue que ça
s’écrivait « Quillebeuf », je lui avais dit : « Faut
laisser comme ça ! » A l’époque, je crois, j’aimais bien que tout
reste « comme ça ». J’avais suivi l’élaboration de ce livre, j’avais lu la première
nouvelle, mystérieuse, qu’elle avait écrite (et qui contenait tout le livre).
Elle ne savait pas quoi en faire, si elle développait (et, bien sûr, elle
allait développer : elle s’arrêtait pas), mais je lui avais dit :
« Non, il faut laisser comme ça, « dans l’état de
l’apparition »… » (puisque c’était les derniers mots). Il y avait
déjà le début et la fin qui sont restés intacts — non réécrits — dans le livre
publié. Je lui avais dit — ça, ça lui avait plu — : « On dirait une
œuvre posthume… » Elle se demandait s’il fallait la publier, elle
n’avait pas de titre. Je lui avais dit : « Et pourquoi pas sans
titre ? vous pouvez vous le permettre… » Non, ça, il n’en était pas
question… « Le titre viendra de lui-même, plus tard, de toute
façon… » Ça, on peut le faire pour les spectacles, mais, pour les livres,
c’est vrai, ça ne se fait pas. Pour les tableaux, ça se fait, mais pas pour les
livres…
Claude Régy aussi avait
suivi l’élaboration de ce texte. C’est même principalement comme cela que j’en
suivais, j’imagine. Des brassées de feuillets traversaient la
Seine, régulièrement, par porteur spécial, l’assistant de Claude, ou, peut-être, Yann. Marguerite était rive gauche, Claude Régy rive droite. Marguerite avait
manifesté le désir de retravailler avec Claude, ils s’étaient quittés fâchés après
Le Navire Night. Et Claude avait
pensé qu’après L’Amant, il pouvait
refaire le même coup qu’avec La Chevauchée sur le lac de Constance : une distribution de stars qui mettrait Paris à
ses pieds. Marguerite marchait dans la combine. Tous les jours, elle téléphonait
des nouvelles idées de vedettes qu’elle avait vues la veille à la télé. Jeremy
Irons. Du coup, on allait voir un film avec Jeremy Irons avec Claude qui ne
connaissait pas. Omar Sharif. Hanna Schygulla avait fait des essais. Elle était
venue chez Marguerite (avec Jean-Claude Carrière, je crois) lire le début du
texte : « Ça avait commencé par la peur… » Marguerite l’avait
trouvée « très allemande ». On avait parlé d’Edith Clever et on lui
avait montré une photo, mais elle était « encore plus allemande ». On
était allé voir Jane Birkin au Bataclan puisque Claude,
dans une période plus raisonnable, pensait à 3 femmes : Bulle Ogier, Isabelle
Huppert et Jane Birkin. Mais je lui parlais de Greta Garbo. Mais, enfin, elle
ne fait plus rien depuis longtemps… Mais on ne sait jamais, peut-être qu’elle
aurait envie de réapparaître, ça ne mange pas de pain d’essayer… Il voulait
Bette Davis. Il en parlait à Marie Collin, un peu effrayée, qui disait :
« Madeleine Renaud ne pourrait pas faire l’affaire ? » Non,
Bette Davis ! Ou rien. Jeanne Moreau, Marguerite n’en voulait plus, on ne
comprenait pas pourquoi. Et puis, un jour, elle avait lâché le morceau. Elle
avait dit à Claude ce que Jeanne Moreau lui avait dit quand elle lui avait
proposé le rôle de la mère dans Les Enfants qu’elle coréalisait avec son
fils : « Je veux bien travailler avec toi, mais pas
avec ton avorton. » Alors, évidemment, c’est blessant, Marguerite aimait
beaucoup son « avorton ». Claude s’était étonné que Jeanne ait dit ça, alors
qu’elle était au creux de la vague, qu’elle n’avait plus de travail à l’époque.
Mais voilà. Claude s’était fait avoir sur ce coup. Il avait rencontré beaucoup
de théâtres, de coproducteurs, on avait fait aller Marguerite à Bobigny (séance
mémorable où elle avait dit — puisqu’on s’était perdu — qu’« ils avaient
renoncés à faire des cartes » (de la banlieue) et, ensuite, après avoir
regardé le spectacle de Jourdheuil et Peyret sur un texte d’Heiner Müller :
« C’est une tentative de destruction d’un texte. Mais comme le texte vaut zéro, il ne résiste pas. »), on avait fait des essais avec des
stars — je me souviens : le texte ne devait pas circuler, il était
hyper secret et pourtant il y avait eu un coup de fil d'André Dussolier qui
avait dit qu’il l’avait lu et qu’il aimerait bien le faire… Claude Régy
détestait Dussolier, ce qui énervait Marguerite qui l’adorait :
« Qu’est-ce que tu lui reproches ? — Je le trouve banal… — (Après un instant de réflexion.) Ça existe,
la banalité ! » — et Claude s’était fait avoir car Jérôme Lindon
avait dit à Marguerite Duras que si, au lieu de le donner à Claude Régy, elle
publiait son texte avec l’indication « roman », elle gagnerait plus
d’argent. Et, c’avait été fini. (Plus tard, j’avais continué à voir Marguerite,
mais seul.)
Pour ce texte, il y avait
encore eu le problème du titre. Pendant un moment, il y avait eu Les Coréens — puisque Yann, dans le roman, dit :
« Les Coréens, c’est un titre de livre. » Dans la nouvelle, il le
disait assez vite, maintenant, il le dit à la p 142. Et puis Marguerite Duras
avait appelé Michel Vinaver pour lui demander si ça ne le gênait pas qu’elle l'utilise (puisqu’il avait écrit, lui, une pièce du même titre). Il
avait dit que non, pas du tout, mais il avait rappelé 3 jours après pour dire
que, oui, finalement, il y voyait un inconvénient. Je ne me souviens pas de
tous les titres qui défilaient. Si, un, c’était : La Promenade à
Quillebeuf, mais ça faisait trop
Virginia Woolf. Une fois, Marguerite nous avait lu une page qu’elle avait
écrite dans la journée et dont elle semblait si fière. C’est la p 105 dans le
livre, l’histoire des souliers, et elle nous avait demandé après :
« Ça fait pas trop Beckett ? » En relisant cette page, elle
m’ennuie toujours un peu comme elle m’ennuyait à l’époque. Parfois j’arrivais
très vite du Mans (je travaillais au Théâtre du Radeau) pour participer à ces
soirées. Je descendais dare-dare de Montparnasse, je n’avais pas mangé et,
parfois, nous dînions très, très tard. Marguerite nous lisait tout ce qu’elle
avait fait dans la journée et d’autres choses encore et ça n’en finissait plus.
« — Vous avez dit le
contraire, une fois, au début.
— Je dis n’importe quoi, et
puis j’oublie. Vous le savez — vous souriez —, mais je suis toujours près de
vous dans le désespoir que je vous procure.
— Je le sais. Je sais aussi
que, pour moi, même si vous l’avez dit sans y penser, pour me faire plaisir,
c’est pareil que si vous l’aviez dit pour toujours. C’est là. Que qq’un ait dit
cette chose-là, ce jour-là c’est ce qui fera ce livre s’écrire. Ce livre sera
sincère. Que nous l’ayons dite nous, ou que nous l’ayons entendu dire à travers
un mur, par un autre que vous à une autre que moi serait équivalent quant au
livre, du moment que vous l’auriez entendue en même temps que moi dans un même
lieu. »
C’est dans ce livre que
Duras dit : « cette perfection, le voyage ».
Ce n’est pas un livre
spécialement réussi de Duras, ce n’est pas un livre raté. A la fin de sa vie,
Marguerite écrivait dans le plaisir.
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