N ame dropping
Quand je lis un livre qui vient de sortir, que j'aime, je trimballe — et ça m’ennuie — aussi le malentendu — parce qu’on va forcément en parler, que certains vont approuver le choix, que d’autres non, bref, que chacun aura lu (ou pas) le livre d’un autre, pas le mien. Voilà a fortiori pourquoi j’hésite à dire ce que j’aime. Les classiques protégés des passions m’offrent moins de scrupules (que presque tout le monde aime et respecte — ou plutôt aime s’y retrouver — car ce que l’on (re)trouve dans un livre, c’est soi-même, ça, tout le monde le comprend avec les classiques, pas avec les contemporains). Quand j’ai vu pour la première fois Pina Bausch, j’ai fondu en larmes, avant l’entracte et après, moi qui ne pleure jamais, mais mon amie à côté de moi si belle si intelligente si sensible et si gentille révisait sa géographie puisque les lumières de la salle restaient allumées, c’était l’année du bac (qu’elle a eu avec mention très bien évidemment, tandis que j’ai dû aller au rattrapage). Autre exemple. J’ai beaucoup aimé une pièce qui s’appelle Tristesse animal noir qu’a montée Stanislas Nordey, je l’ai vue trois fois (et j’en suis toujours ébloui en particulier par l’acte II qui se passe entièrement dans un incendie de forêt) — et, forcément, j’en ai parlé sur mon blog. Alexandre Barry a lu ce que j’en disais et y a entraîné son compagnon Claude Régy. « Yves-Noël a aimé » a dû être prononcé. Claude Régy a détesté, a passé la plus mauvaise soirée de sa vie, etc. et Stanislas a dû, je l’imagine, m’en vouloir aussi d’avoir, même involontairement, déchaîné une telle réaction. J’ai dit pendant tant d’années un tel bien de Laurent Chétouane (l’une de mes idoles) que forcément beaucoup de gens y sont allés grâce à moi, sans jamais manifester aucune réaction d’une commune mesure avec la mienne. Jusqu’au couple Félix Ott, Jeanne Balibar — Jeanne dont les yeux pétillaient quand je lui parlai de Laurent parce que, bien sûr, elle cherche aussi, toujours, du nouveau. Ils en sont ressortis littéralement horrifiés (avant la fin, je crois), Félix me disant encore des mois après, avec de la bave aux lèvres : « C’est tout ce que je hais de la danse contemporaine ». Des années plus tard (puisque j’ai souvent fait le voyage de Berlin pour voir les pièces de Laurent), il a voulu revenir avec moi, il m’a dit « J’ai changé… » Eh bien, non, il n’avait pas à ce point changé qu’il était maintenant capable d’apprécier une pièce de Laurent Chétouane, il était juste moins virulent dans sa réaction, plus abattu (de n’avoir pas tant changé). Ça s’est reproduit récemment (mais c’est un phénomène qui n’aura jamais de fin, sauf si je le décide). J’ai dit (comme en passant) du bien du spectacle de François Gremaud, Aller sans savoir où qui m’a énormément touché, ce qui fait que Christophe Wavelet a réservé six ou sept places entraînant avec lui du très beau monde comme Claudia Triozzi et Eszter Salamon (sans doute avec la formule : « Si Yves-Noël l’a dit, on peut lui faire confiance… »). Eh bien, désastre absolu, rien à rattraper : ils sont tous passés à côté, sans doute par le phénomène de contagion bien connu qui fait que, je l’ai souvent remarqué, quand, dans un groupe, l’une des personnes déteste, eh bien, tout le monde déteste. Désastre pas si absolu peut-être parce qu’avec Christophe, je pourrais argumenter (il aime ça). J’ai commencé, d’ailleurs : « Mais le moment où François parle de son frère sourd ? — Bon, ça, c’est le seul moment de vérité. — Et le moment de Michaël, tu n’as pas aimé non plus ? — Si, ce sont à l’évidence deux garçons qui s’aiment [donc un deuxième « moment de vérité »...] ». Je pourrais continuer sans doute avec lui jusqu’à peut-être entièrement retourner la situation, mais quel boulot ! On a autre chose à faire, quoi, merde ! que de s’occuper de rattraper son monde. Voilà pourquoi — certes vous ne me le demandez pas — je ne parlerai pas ici du livre que je viens de lire et que j’aime (et donc j'essaye fastidieusement d'imiter le style). Ne dit-on pas que les absents ont toujours tort, ceux qui détestent aussi. Claude Régy, pour en revenir à lui, m’avait aussi bien appris ce phénomène des détestations. Il était très ami avec Nathalie Sarraute, mais bien sûr que Nathalie Sarraute ne pouvait pas supporter l’écriture de Peter Handke. Il était bien embêté aussi quand Antoine Vitez lui avait proposé de monter Huis-clos à la Comédie Française, Sarraute avait une haine pour Sartre. Mais Sarraute, très bien élevée, lui avait immédiatement dit, au moment où il le lui annonçait : « C’est la meilleure pièce de Sartre ! » (en sous-entendant : la seule que je supporte). Quant à Duras… Non, on ne parlera pas de Duras aujourd’hui (il faut faire des pauses).
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