Sunday, November 10, 2024

I vresse


Il avait fallu brûler la nuit. On s’était retrouvé aux Trois Frères et on était partis, Etienne avait acheté des places sur l’application. Bien entendu Legrand aimantait le groupe. Quelle charge, finalement, quelle fonction ! — comment peut-on appeler ça ? « Leader érotique » ? Tout le monde, moi la première bien entendu, semblait le prendre comme modèle. Comment vivait-il sa vie ? Comment faisait-il pour attiser toujours les regards ? Quelles parts avaient la gentillesse et la dureté dans son métabolisme si désirable ? On voulait tout apprendre comme des débutantes, il était notre héros, celui que l’on aurait suivi partout, celui sans lequel on ne serait jamais allé nulle part (surtout moi). Dans la soirée qui s’appelait TROU, dans ces caves grandioses où j’avais adoré, dans une lointaine jeunesse, fréquenter les felliniennes NUITS ELASTIQUES, Legrand avait l’air d’un beauf. C’est ce qui me faisait fondre. Décalé. Le décalage, ah, mon Dieu, si rare à notre époque, mais ça s’appelle l’amour ! (exactement, non ?) C’est ce qu’on appelle aimer, non, le non-conforme ? ou je n’y comprends rien. (D’ailleurs je n’y comprends rien.) Mais, malheureusement, Etienne s'était rapidement avisé de lui prêter son T-shirt dont il avait, lui, peu besoin, T-shirt à trous qui allait le rendre plus dans le ton, le faire pédé, quoi, mais qui avait fait fuiter immédiatement le sentiment qui m’avait émue : je n’allais pas pouvoir aimer Legrand dans cette boîte, c’était terminé (l’habit faisant le moine et la baudruche se dégonflant). Et alors commençait la souffrance, l’observation, la surveillance. Rien ne m’arrivait. Short de cuir, perfecto, collier de perle, bottes — pour rien. Parfois — mais, pleine de gratitude, je n’en abusais pas — Legrand me laissait sentir comme à une aveugle (et je suis déjà anosmique, il est vrai) son corps chaud, fluide, vivant entre mes doigts pendant quelques mesures et j’étais alors aux anges avec la sensation violente que c'en était assez et de devoir rentrer chez moi. Mais des spectacles — rares — me retenaient ensuite, m’accaparaient, comme celui de ce délicat garçon juché sur une estrade face à la foule, vêtu d'un kilt, qui pimentait sa danse sans fin (éternelle jeunesse) d’exhibitions de ses fesses blanches et surtout de sa très belle érection (très belle veut dire ici : très obscène). (Comme nous nous retrouvions ensemble au vestiaire, je l'avais félicité : « Un vrai bonheur ! ») Sinon, dans l’autre salle, appuyé contre le mur de pierres suintantes, les mains jointes comme s’il y était attaché à un anneau (très cinématographiquement donc), un jeune homme nu aussi se faisait fouetter dans toutes les intensités, de la caresse à la blessure, frétillant des fesses quand ce n’était pas assez fort et renâclant quand ça l’était trop, par une jeune femme experte exhibant d’un corset ses très beaux jeunes seins nus comme des fruits. Oui, c’était le spectacle (en général) qui occupait cette nuit de souffrance. À mesure que les heures passaient, les images, les voyages, les groupes, les grappes, les défaites, le lâcher-prise, la fatigue, la fin du monde, le voyage au bout de la night, tout cela s’intensifiait et s’embrumait et l’on était au bord de toucher, je le pensais, ce qu'on appelle le  sentiment esthétique 

Labels: