oui,
il faut commencer et être forme
c’est tellement dur de mettre des mots sur le théâtre
c’est tellement le lieu des compliments vides
c’est aussi long de s’apprivoiser les uns les autres
on fait tous des théâtres tellement différents
et ouvrir ses cuisines à d’autres cuisiniers qui te regardent
à chaque fois je me disais : Yves-Noël Genod,
nous sommes tellement éloignés,
il doit nous regarder d’un peu haut, se dire que nous faisons du social
rien d’autre
que peut-il comprendre de nous qui nous exilons loin de Paris
pour vivre une aventure avec des gens qui ne font pas partie du microcosme théâtral ?
nous qui ne cherchons pas à jouer au Rond-Point.
c’est si long de rentrer en contact de se parler vraiment,
je suis protégé par une carapace de plomb
j’ai peur
j’ai peur
je ne sais pas aller jusqu’au bout
stop
j’ai dérapé sur du Cendrars
ce que tu as fait m’a passionné
ce aléatoire que tu ranges peu à peu
le rôle de la serendipity
dont nous nous servons souvent
la serendipity, on laisse faire le hasard
on ne construit rien d’avance
et surtout cette recherche de naturel
j’ai juste cueilli ce conseil de Pina Bausch à des élèves qui lui demandaient conseil
elle a dit
« soyez naturels »
deux mots et je garde aussi ceux de Stanislavski
« je ne te crois pas, dégage »
donc tu as fait dans le mélange très étrange
déroutant bien sûr
mais c’est l’esprit des ruches-laboratoire
on a des résultats mais on s’en fiche un peu
cela fait une semaine que j’essaye de faire un bilan,
mais dès que l’on fixe un peu
on trahit
cette photo d’Estelle raconte un peu la passion qu’ils avaient de t’écouter
je m’arrête
et puis aujourd’hui par hasard je suis en état non dépressif
car Ariane Mnouchkine m’a écrit une lettre d’amour
pour de vrai
et puis huit lignes de Proust à savoir par coeur,
incroyable écriture
le mot qui vient n’est jamais celui qu’il a choisi
je ne sors pas ce soir
je résume les ruches ce soir
tâche impossible
Jacques Livchine
metteur en songes
Merci, Jacques ! Tu écris si bien !
Tu parles très bien de ce que je cherche à faire
Content de ta lettre d’amour d’Ariane !
Non, pour moi, vous ne faites pas du « social », vous faites quelque chose de « vrai » (pour aller vite)
qui a à voir avec le réel
s’approcher de la vérité (et de la bonté, etc.)
ne pas se paver de bonnes intentions
Je l’ai ressenti comme ça, en tout cas
Quelles sont les huit lignes de Proust, déjà ?
Moi, demain, aux Bouffes, je vais dire le passage sur le livre intérieur à une soirée contre le FN
(je me demande à quoi va ressembler cette soirée et si elle ne sera pas pavée de bonnes intentions justement
ou si elle touchera quelque chose de « vrai »)
Je t’embrasse,
Yves-Noël
« Quant au livre intérieur de signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention, explorant mon inconscient, allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour la lecture desquels personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistait en un acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire ! Que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là ! Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là, ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas, ou plus, de génie, c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont l’« impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que ces idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après : Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. »
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