T on roman, mon roman
Je n'ai pas encore acheté le roman d'Arthur Dreyfus, l'ai feuilleté dans une librairie à Lille il y a quelques semaines, le commanderai à ma chère libraire de Cahors. Mais ça me fait peur de m'engouffrer dans ces rendez-vous Grindr (je repense à Laure Adler qui prononçait « greindre » à la française quand elle interviewait Arthur). Et puis, quelques jours après avoir écouté cette belle interview, j'ai entendu Erri de Luca qui faisait l'éloge du roman court. Ne pas envahir le lecteur... une sorte d'élégance de la concision. Je me sens plutôt là, comme lecteur, en ce moment...
Et ton roman ? Ton blog continue de se dérouler depuis une quinzaine d'années. Le mien vient de fêter ses 13 ans. J'ai un peu reconstitué les premières années, mais il reste des trous, et puis il y a pas mal de textes à côté, je publie à l'économie. Je te pose la question de ton roman car je me demande si c'est encore une idée chez toi. Chez moi, oui, mais ça ne donnera rien, et ce n'est pas grave: écrire autre chose, mais avec l'idée du roman, des germes de roman.
Je relis Le Rouge et le Noir qui est au programme du bac. Le problème (et l'avantage aussi), c'est que je reste bloqué sur des passages que je ressasse à cause du narrateur qui est LE personnage du roman et qui me donne du fil à retordre. Et la vitesse dans les virages, le saut en parachute, l'air solide, ça fait soudain rêver. « Idées romanesques », s'écrie M. de Rênal en repoussant sa femme qui s'est jetée à ses genoux pour lui avouer que son fils est malade à cause d'elle, que c'est une punition de Dieu... Ce garçon casse-cou dont tu me parles est bien romanesque, ou plutôt ton récit l'est! « Romanesque », voilà un bien vieux mot. Ce qui marche bien en ce moment, c'est « sériel », qui n'a jamais eu beaucoup de succès dans la musique du même nom, mais fonctionne à fond sur les écrans.
Preciado, c'est une découverte récente pour moi. J'ai lu Je suis un monstre qui vous parle, qui emporte tout sur son passage! Mais Despentes, je connais à peine en fait... J'ai le hamster de Quintane mais pas encore lu. J'en ai lu d'autres ces dernières années et j'aime toujours. Je ne sais pas si j'ai de la chance d'avoir un « vrai métier », ce métier de prof. Je l'aime malgré tout ce qui m'emmerde, surtout: me coller aux textes jusqu'à voir les évidences tellement évidentes qu'on risque de passer à côté, et faire en sorte que les élèves les voient aussi. Mon plus beau retour, cette année, c'est une mère d'élève qui m'a dit qu'elle n'en revenait pas que sa fille (qui est une sportive et une matheuse d'abord) parle de Montaigne à tout bout de champ en famille ! Et puis il y a les cours de théâtre, quand même un espèce de liberté et d'invention. Mais ça reste rigide et austère, l'éducation nationale. Ça m'a fait du bien de faire trois semaines de théâtre récemment et de jouer grâce à une autorisation exceptionnelle d'absence de mon lycée.
Enfin, c'est un bonheur de te lire et de t'écrire (ça m'émeut).
Je t'embrasse,
Pierre le joueur de flûte
Mon petit joueur de flûte !
(Encore une image cochonne, je m’aperçois — mais ça ne me déçoit pas !) A la librairie, ce matin (l’argent que je mettais dans les vêtements, je le mets maintenant dans les livres), on avait collé ce passage de Michel Foucault (Histoire de la sexualité) sur la couverture du livre d’Arthur Dreyfus (et peut-être que ce passage y est dedans) : « Peut-être qu’aucun autre type de société n’a jamais accumulé […] une telle quantité de discours sur le sexe. De lui, il se pourrait bien que nous parlions plus que de tout autre chose : nous nous acharnons à cette tâche ; nous nous convainquons par un étrange scrupule que nous n’en disons jamais assez, que nous sommes trop timides et peureux, que nous nous cachons l’aveuglante évidence par inertie et par soumission, et que l’essentiel nous échappe toujours, qu’il faut encore partir à sa recherche. Sur le sexe, la plus intarissable, la plus impatiente des sociétés, il se pourrait que ça soit la nôtre. »
J’ai acheté Le Rouge et le Noir dans le rêve d’aller à tes cours, de t’avoir comme professeur. Dis-moi, je ne serai pas déçu ? j’ai tellement aimé La Chartreuse de Parme (encore un titre en couleur, tiens ; j’étais d’ailleurs, l’autre jour, à Mauves-sur-Loire…)
Tu m’étonnes en me parlant de MON roman. Je ne crois pas avoir jamais parlé comme ça. Je déteste les romans contemporains, en règle générale. En tout cas, parfois, influencé, pour être dans le coup, j’en achète dont le titre m’alpague (comme, par exemple, je me souviens, Anatomie de l’amant de ma femme ou des conneries comme ça) ; ce n’est pas que c’est nul, c’est pire, on lit jusqu’au bout, intéressé : il n’en reste et n’en restera rien. Bref, j’ai bien conscience que ces pauvres auteurs — mâles (les femelles, n’en parlons pas, elles planent) — se donnent bien du mouron pour exister — alors que n’importe quoi d’écrit sur le coin d’une table à toile cirée contient plus de romanesque, plus de liberté. Il y a ça dans le livre d’Arthur Dreyfus, myriades de romans de passage, chaque œuf ou chaque grenouille de la mare n’ayant pas vocation à se grossir comme un bœuf. Jorge Luis Borges explique quelque part que la poésie (qui, pour lui, existe dans l’univers) n’a pas plus de chance de se trouver dans un poème que partout ailleurs ; pour le romanesque, suis d’accord avec toi, c’est idem. (Et je n’ai même pas le souvenir que tu m’aies un jour parlé de TON roman bien qu’en effet, la question n’a pu que te traverser.)
J’ai été dans une maison qui m’effrayait jusqu’à maintenant, la maison de mes parents en Bretagne, mon père est mort, ma mère n’en a plus le souvenir, mais j’y suis allé. La maison est toute pourrie, mais le lieu est très beau, la Rade de Brest, en face la presqu’île de Crozon, grèves, eau claire, sentiers côtiers. Les haies étaient fleuries, je n’étais jamais venu là au printemps, les pruneliers (blancs), les genets, les ajoncs (jaunes), des fleurs partout au sol dont je ne connaît bien sûr pas les noms, des sortes de petites renoncules ou campanules ou rien à voir sans doute… je n’écris ça qu’encore pour prononcer sans doute la syllabe « cul »…
Je n’ai plus de travail, il faut que je m’invente une vie de lecture !
Donc je me blottis contre toi,
Yvno
Labels: correspondance pierre