F aire théâtre de rien
Bonjour, chère jeunesse !
Il avait été question, oui, de trouver un thème dans ce que je vous proposais lundi 26 juin, mais rien ne s’impose… évidemment rien ne s’impose et pourtant il y en aurait à faire ! J’étais heureux de vous rencontrer — même si je n’en ai vu passer que quatre dans deux scènes géniales, j’aurais dû rester, j’imagine que tout le monde est passé, donc je ne me base que sur ces quatre-là qui étaient géniaux alors je vous imagine tous géniaux. Sans rire, j’ai été impressionné. Il ne me semble pas que la promo à la vôtre précédente était de ce genre, mais il est vrai que je ne l’ai jamais vue travailler avec Laurent (qui est un maître), elle l’était peut-être tout autant. Le théâtre que je fais est un théâtre déconstruit, vous l’aurez tout de suite compris, alors tout y va, la virtuosité la plus absolue (La Callas) et ne rien savoir faire. Dans votre cas, si vous êtes si géniaux que vous l’avez montré, alors, bien sûr, il faut que vous utilisiez votre virtuosité, vous n’allez pas la laisser au vestiaire, usez-là, même si, comme à Valérie Dréville, ce que nous ferons vous paraîtra des vacances. Holiday In Reality, comme le dit le très beau titre d’un poème de Wallace Stevens (qui était fort dans les titres parce qu'un autre poème s’intitule : Not Ideas About the Thing But the Thing Itself). Vacances de septembre. Venez avec tout votre savoir-faire, ça aidera, vous n’apprendrez rien avec moi alors venez avec tout votre savoir-faire. Avec, on fera autre chose, on fera (probablement) un poème inconnu (et de moi et de vous), on ne sait pas, mais ne pas hésiter à venir avec de la matière déjà traversée. Venez les poches pleines puisque c’est faire théâtre de rien. Un exemple, ce sera plus simple : nous avons voulu, Thomas Gonzalez et moi, et eu la possibilité de travailler une fois ensemble. Pendant trois jours, on nous laissait les clés. Thomas m’a dit qu’il savait chanter Julio Iglezias en français (avec l’accent, la justesse, le par-cœur, l’habitation, enfin, tout ce qui faut). Bien entendu on a utilisé ça, ready made. Le spectacle n’avait rien à voir avec Julio Iglezias : on ne pouvait pas savoir avec quoi avait à voir le spectacle puisqu’il était en train d’apparaître et qu’on n’était pas sûrs, en plus, qu’on ait envie qu’il apparaisse (tellement c’était beau). Au bout de trois jours, on a convoquer une avant-première (pour cristalliser). Il a fallu trouver un titre ; pas commode parce qu’on ne savait pas encore ce qu’était le spectacle et le définir par un titre allait l’entraîner d’un côté du sens ou de l'autre. J'aurais voulu le présenter au public d'abord sans titre. Il y avait deux titres que j’aimais : Le Fils du docteur Gonzalez et La Mort d’Ivan Ilitch, un titre léger, un titre grave. J’ai choisi (mais dans le regret d’avoir à choisir) le titre grave (emprunté donc à Tolstoï, celui d’une nouvelle sublime). Et voilà, le spectacle était fait, c'était un solo de 45 mn, et le sens du spectacle apparut alors facilement et malheureusement : un homme va se suicider. Il est dans une solitude totale. Mais on entend dans le silence profond des mots déchirants :
« Le ciel ne manque pas de charme, mais je préfère
Les plaisirs, les joies, les larmes de notre terre
Le bon vin, les yeux brillants des jolies femmes
La vie, c'est plus pétillant que le champagne
Là-haut, tu dois croquer la pomme, monsieur le diable
Mais le vieux plancher des hommes, c'est formidable
Et je donne l'éternité et son silence
Pour un pauvre jour d'été de mes vacances
... »
Ces mots du désespoir (ceux de plusieurs chansons de la mémoire infernale de l’amour le plus sublime) admirablement chantés dans les larmes, a capella, sortaient d’un lieu presque obscur, sans fond. Quand on nous avait laissé la clé du théâtre, c’était sans accès à la technique, il y avait juste un tube fluo qu’on nous avait dit qu’on pouvait se servir. C’est un exemple pour vous dire qu’on utilise des choses, des choses volées au grand magasin du Hasard (« la Providence des imbéciles »), non par dépit (« y a que ça »), mais au contraire ramassées comme des dons du ciel — pour autre chose. Un peu la vision de Proust, peut-être : il y a derrière le spectacle un autre spectacle (et peut-être encore un autre, etc., comme les pelures d’oignon). Marcel Proust disait qu’il fallait lire par transparence, que derrière les mots imprimés d'un livre, il y en avait d’autres, plus véridiques, que peut-être l’auteur n’avait pas su ou pu trouver ou peut-être ne les avait-il pas cru publiables. Le monde, disait Proust, il fallait aussi le regarder, le « lire » par transparence. La troupe organique idéale, c’est celle des plus vivants car il faut beaucoup — et bien — s’occuper des morts, au théâtre. Il faut des clowns ! (Vous me trouverez toujours bon public devant.) Il faut la santé, il y a tant à faire, à représenter. C’est si plein, si riche, si vivant, si contradictoire, toujours, autour — et dedans ! Tchekhov l’a dit souvent, dans ses pièces par exemple, mais ici dans une lettre : « il faudrait que les gens qui écrivent, en particulier les artistes, réalisent que du monde on n’y comprend goutte ». Il avait du mal avec le prêt-à-penser, les solutions théoriques. Les solutions pratiques, il les connaissait, il était médecin. Il vivait dans une époque révolutionnaire, c’est-à-dire qui essayait de forcer son destin (et qui y est arrivée pour le pire). Il était somptueusement intelligent, mais il n’y « comprenait goutte ». N’ayez pas peur de votre intelligence, de votre virtuosité, de toute façon on n’y pige rien, alors autant ne pas s’en priver, faire ce qu'on en veut. On n’y pige rien, c’est même par là qu’on est somptueusement égaux. Je divague, voilà ! comme je pourrais le faire sur des pages, c’était simplement pour prendre contact… Et je tombe, oh, là, là, sur une citation sombre de J.D. Salinger : « Don't tell anybody anything. If you do, you start missing everybody ». Et sur une autre de Gertrude Stein : « Tout ce qui a eu lieu est excitant déjà assez excitant comme ça sans la moindre écriture, racontez-le aussi souvent qu’il vous plaira mais ne l’écrivez pas pas sous la forme d’un récit ». Eh bien ! A la hauteur, le cinéma de Jean Eustache !
Pasolini parlait d’une « vitalité désespérée ». Duras du « gai désespoir »
Imaginez que nous soyons très fatigués, très silencieux, très délicats
Non, vous serez en pleine forme ! En septembre ! Voilà un thème : jouer comme des vieux, dans une extrême fatigue (ça reposera).
Blanchot : « La fatigue est le plus modeste des malheurs, le plus neutre des neutres, une expérience que, si l’on pouvait choisir, personne ne choisirait par vanité. »
Barthes : « Pourrait-on imaginer une fatigue arrogante ? Je ne le crois pas. Donc si nous ne voulons pas être arrogant, soyons fatigués. »
Handke : « C’est en même temps ma dernière image de l’humanité : réconciliée en ses ultimes instants en une fatigue cosmique. »
Je vous demanderai (selon l’antinomie de Barthes) de « vouloir vivre » plutôt que « vouloir saisir ». Mais je ne vous demanderai rien du tout ! C’est juste que j’ai cet article de « Libé » sous les yeux... On fera ce que vous voudrez (si vous voulez saisir on saisira !) Vous me voyez venir… Ecoutez, je pourrais remplir des pages et des pages comme ça, mais je ne le ferai pas. Tout ce que je lirais sur mon chemin volage viendrait renforcer ces pages et vous servirait non pas de dramaturgie, mais d’encouragement à la rêverie, à la paresse… Pourtant nous ferons quelque chose ! N’hésitez pas à me contredire. J’essaye moi-même pour moi-même déjà de le faire, mais chacun de vous y arrivera mieux que moi. Claude Régy m’avait dit, par exemple, qu’il aimait travailler avec Bulle Ogier parce qu’elle apportait de la vie, là où lui demandait de la mort. Toujours cette idée de spectacle derrière le spectacle, de jouer d’autres pièces que celle que l’on joue pendant qu’on la joue, trompe-l’œil, etc.
Passez un très bel été !
(Je suis joignable, bien sûr.)
Peut-être un autre thème : le Moyen-Âge. Dans le sens d’une sauvagerie (poignard dans la manche) mêlé à la rigolade (la mort partout), à l’érotisme (la mort partout). Les fêtes, les carnavals. Il y a (au moins) deux Moyen-Âge, le très sombre (jusqu’à l’an 1000) et le lumineux ensuite… On pourrait aussi faire théâtre de l’actualité. Du sale de l’actualité. Imaginons qu’on n’ait pas les livres, on n'aurait que les articles de journaux, les comptes-rendus de la télé… et il faudrait faire de la beauté…
(and so on),
Yves-Noël Genod
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