« Le problème quand on
publie, c’est qu’on est amené à rencontrer des écrivains, des critiques, des
éditeurs, des blogueurs, des gens de lettres, le pire et le meilleur. C’est la
comédie humaine qui est une belle tragédie et un mauvais drame.
Je crois qu’un écrivain est
d’abord un fauve et un prédateur en puissance. Mettre des dizaines d’écrivains
sous un même toit, même si l’idée est sympathique, pratique, généreuse, me
semble une chose contre-nature. Un écrivain c’est un guépard, ça chasse seul,
mine de rien, entre chiens et loups, ça guette la proie, ça se cache dans les
herbes hautes et ça craint la foule. Certes, il y a aussi les écrivains
charognards, comme les hyènes, ils chassent en bande, n’ont pas peur du monde,
ils ricanent ensemble et rognent les carcasses délaissées. Je reviens d’un
salon du livre. Sentiments mêlés. C’est plus fort que moi je n’arrive pas à
croire en la gentillesse de certaines personnes. Je parle de la gentillesse
outrée, démontrée, revendiquée, offerte à tous les vents. Je me méfie, elle me
donne la nausée, elle finit par me déprimer, me rend agressif et je me sens
coupable de cette agressivité. Comme la musique c’est d’abord une question
d’oreille, pour moi ça sonne faux cette gentillesse universelle, cet amour pour
les « lecteurs », le public, le partage, la fraternité qui fait consensus. Too
much to be true. Un jour, il y a longtemps, j’ai passé un après-midi avec
Théodore Monod. Je me plaignais, je lui disais que j’étais loin d’être un
saint. Il m’avait répondu un truc génial : « Vous savez jeune homme, le Christ
n’était pas gentil, son problème était ailleurs. En revanche, le serpent de la
Genèse, lui, je crois qu’il était très gentil ». Monod venait de mettre de la
lumière sur ce que je pensais sans savoir le formuler. La gentillesse, donc.
Quel problème ! Il y a aussi des raisons esthétiques. Certaines politesses et
autres simagrées mielleuses salissent le monde, le rendent trop moche, trop
faux, la puanteur humaine. Certains américains sont forts à ce jeu-là : Hey !
How are you ? Very Nice to meet you ! Wao ! I’m so happy ! You look great ! Le
lendemain, ils vous ont oublié. Je n’aime pas la guerre, lol. – Comment dire «
je n’aime pas la guerre » sans ajouter lol ? – Bien sûr que je préfère la paix
et l’harmonie mais entre la paix et la guerre larvée, la guerre souriante,
celle qui vous embrasse et vous tape dans le dos, qui vous complimente pour
mieux vous torpiller, si j’avais le choix, je préfèrerais le conflit armé,
clair et net. Sinon, à part ça, « I would prefer not to ». Question
d’esthétique encore. Comme Bartelby, le héros de Melville, la guerre, la paix,
I would prefer not to. Lire et relire Bataille, La littérature et le mal, il a
tout dit. Récemment je discutais avec Yves-Noël Genod, nous mangions une pizza
et parlions de Madonna à cause de mes derniers papiers pour le Huffington.
Yves-Noël ne comprenait pas bien pourquoi je m’étais tant intéressé à la
Madonne. Je ne savais pas comment répondre. Madonna a été pendant une semaine
ma tête de turc, mon hochet, mon jeu de l’oie, un prétexte. C’est tout.
Yves-Noël m’a dit : « Je ne me suis jamais intéressé à Madonna, depuis le début
j’ai vu qu’elle ne cherchait qu’une seule chose : dominer le monde, et ça me
fatigue ». J’ai trouvé ça pertinent. Yves-Noël n’a pas inventé la poudre en
disant cela mais c’était dit avec tant de douceur et d’évidence que c’est
vraiment entré dans ma tête. Oui, Madonna, finalement ce n’est que ça, une
volonté de pouvoir et non de puissance. Pourquoi alors en faire tout un plat
puisque ce n’est qu’une ambition névrotiquement démesurée, un cas particulier,
une pathologie parmi tant d’autres ?
Hier soir j’étais dans le
lit avec Pierre, nous grignotions du chocolat noir au piment. Comme j’avais
reçu le lien de l’Espace Culturel Louis Vuitton sur la lecture de Kafka par
Christine Angot, je l’ai ouvert pour regarder, écouter. Au bout de quelques
minutes j’ai senti la moutarde me monter au nez. Quelque chose me dérangeait.
Je connais La lettre au père de Kafka mais je ne la reconnaissais plus, je veux
dire que je la reconnaissais d’une façon désagréable. D’un coup j’ai repensé à
Yves-Noël et Madonna. Voilà, Angot cherche à dominer le monde, à dominer Kafka,
à dominer son auditoire, son père, sa mère, ses frères et ses soeurs, oh, oh,
ce serait son bonheur… En temps normal ceci glisserait sur mes plumes
imperméables mais hier soir non, hier soir ma tolérance était nulle, zéro
imperméabilité, de mauvais poil, en colère sourde contre l’humanité, une
certaine humanité. Colère d’autant plus grande que je m’incluais dedans. Ce
n’est pas parce que j’écris que je me sens « outside », au dessus de la mêlée,
au contraire. Comme un réflexe et pour me laver d’Angot, j’ai allumé la
télévision, que des merdes. Je me suis dit que c’était triste pour ceux qui ne
partaient pas en vacances et qui n’avaient, comme le reste de l’année, que le
petit écran. Puis je tombe sur un débat à propos de Curiosity, le petit robot
qui venait de se poser sur Mars. Je coupe Angot, je ferme l’ordi et je me
plonge dans Mars, quel bonheur. Le titre de l’émission était : Mars, comment
suivre l’aventure sans quitter son fauteuil ? Mars me faisait rêver, me faisait
du bien, comme le boson de Higgs il y a quelques semaines. On vit une époque
formidable où la science fait mieux et plus fort que la fiction, je trouve. Sur
la terre rouge de Mars, pas âme qui vive, pas d’angoisse, pas d’ambition, aucun
narcissisme, pas de désir ni de surpopulation, à peine quelques traces de
bactéries fossiles, et encore… Sur Mars, point de salon du livre, point de
Christine Angot, point de Madonna. J’ai rêvé de Mars comme d’un paradis
terrestre, irrespirable certes mais paradisiaque quand même. Vers la fin de
l’émission quelqu’un a demandé à qui appartenait Mars et les planètes du
système solaire. Un spécialiste répondit sans la moindre hésitation : au niveau
du droit c’est comme l’Antarctique, Mars appartient à l’humanité. Tout le monde
semblait satisfait, en accord avec la réponse qui fut énoncée comme une bonne
nouvelle. Je finissais mon chocolat pimenté, j’avalais un Lexomil, j’éteignais
la télé. Le monde me semblait bien noir, j’aurais préféré que Mars appartienne
aux martiens, Kafka à Kafka, Madonna au passé, Christine Angot à France Loisir.
Le Lexomil ne suffisant pas, idem le Tercian, je me couchais en pensant à la
dure douceur de Camille Laurens, aux désirables cernes d’Arnaud Cathrine, à la
pudeur de Philippe Besson qui cache sa mélancolie par des pirouettes et autres
cabrioles, au cheveu sur la langue du bel Arthur Loustalot, à l’oeil de lynx de
Pascal Louvrier, il y a quand même beaucoup d’écrivains aimables… Milieu de la
nuit, j’écoute le podcast d’un entretien avec Pierre Bergougnioux, serré contre
Pierre qui dort profondément, comme toujours. Soudain une phrase anodine fait
toute ma joie, me réconcilie avec l’humanité, la littérature et moi-même,
Bergougnioux décrit les paysages de Corrèze : « des mamelons verts piqués de
vaches rouges ». Je m’endors. Autour de moi des vaches rouges paissent en paix.
C’est aussi bien que Mars. »
(Olivier Steiner.)