N ous avons vécu comme engourdis dans une joie modeste
Je suis dans le deuil de ma mère, mais on m’a invitée au théâtre et j’y suis allée. C’était qqch d’exceptionnel, magnifique. Peut-être que tout est devenu exceptionnel et que je ne m’en suis pas rendu compte, il me semble que ça fait si longtemps que je suis triste. D’abord il y a un jardin dont s’occupe Daniel Jeanneteau, un jardin en terrasse, sur les toits, mais avec une vraie mare, de vrais arbres, je ne sais pas comment c’est possible. C’est là que je me suis aperçu que le temps des lilas était presque déjà fini, je n’en avais pas vu cette année. Pendant quelques années, j’ai vécu, au théâtre du Radeau, dans une maison pleine de lilas (Daniel était venu, d’ailleurs), c’était dans la forêt entre Le Mans et Tours, il y a si longtemps, c’est terrible tant de gens sont morts depuis, nous sommes des survivants d’une guerre, une guerre plane, douce, disons que la douceur est pulvérisée. Le spectacle, c’est l’histoire fantastique d’un type qui renaît 7 fois. 7 fois la même vie recommence, la même et pas la même. 7 façons de vivre la même vie, de la changer, de la louper. Par ex, comme il sait désormais que le chien va tuer l’oisillon qu’enfant il recueille et soigne, il peut, dans l’une des vies, mettre l’oisillon hors de portée du chien. Il peut surtout aimer de nouveau la personne qu’il aime. Il peut essayer de changer le monde, de l’améliorer, vous savez cette occupation d'une virilité éprouvée qui ne dispense que la misère. C’est joué par l’un de nos meilleurs acteurs, mais c’est peu de le dire, il est là, à deux mètres, on croit qu’on peut toucher son visage, tendre les doigts et toucher la glaise de son visage toujours changeant, son visage-outil exceptionnel, il passe, très vite, par tous les visages et de singe et de songe... C’est donné comme ça, comme un cadeau invraisemblable, d’un luxe invraisemblable dans un théâtre de banlieue, la salle pas même pleine, mais ça devrait se donner pendant des mois, je ne sais pas, au moins au Palais des Congrès ! L’articulation de Pierre-François Garel est parfaite comme à intérieur de l’oreille, comme si on lisait — c'est vrai, je n'en croyais pas mes oreilles... Moi qui lis beaucoup ces temps-ci — parce que je me suis aperçue qu’on lisait mieux quand on était triste, quand les paradis étaient perdus — mais les paradis sont toujours perdus, c’est ça, la vérité, c’est pour ça qu’on lit mieux car, lire, c’est accepter que « maman ne viendra plus » (si c’est, par ex, l'absence de maman qui vous chagrine) —, j’ai eu l’impression de lire des pages et des pages de Tristan Garcia, tout un livre adapté par Marie-Christine Soma. Pierre-François Garel semble complètement libre tellement il est doué, il y a un mot pour ça : virtuosité. L’interprète dispense une « leçon de liberté » comme je l’aimais, comme je le demandais aux interprètes quand j’en faisais, du théâtre ou je ne sais quoi, des choses en face à face
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