Wednesday, April 24, 2024

N ous avons vécu comme engourdis dans une joie modeste


Je suis dans le deuil de ma mère, mais on m’a invitée au théâtre et j’y suis allée. C’était qqch d’exceptionnel, magnifique. Peut-être que tout est devenu exceptionnel et que je ne m’en suis pas rendu compte, il me semble que ça fait si longtemps que je suis triste. D’abord il y a un jardin dont s’occupe Daniel Jeanneteau, un jardin en terrasse, sur les toits, mais avec une vraie mare, de vrais arbres, je ne sais pas comment c’est possible. C’est là que je me suis aperçu que le temps des lilas était presque déjà fini, je n’en avais pas vu cette année. Pendant quelques années, j’ai vécu, au théâtre du Radeau, dans une maison pleine de lilas (Daniel était venu, d’ailleurs), c’était dans la forêt entre Le Mans et Tours, il y a si longtemps, c’est terrible tant de gens sont morts depuis, nous sommes des survivants d’une guerre, une guerre plane, douce, disons que la douceur est pulvérisée. Le spectacle, c’est l’histoire fantastique d’un type qui renaît 7 fois. 7 fois la même vie recommence, la même et pas la même. 7 façons de vivre la même vie, de la changer, de la louper. Par ex, comme il sait désormais que le chien va tuer l’oisillon qu’enfant il recueille et soigne, il peut, dans l’une des vies, mettre l’oisillon hors de portée du chien. Il peut surtout aimer de nouveau la personne qu’il aime. Il peut essayer de changer le monde, de l’améliorer, vous savez cette occupation d'une virilité éprouvée qui ne dispense que la misère. C’est joué par l’un de nos meilleurs acteurs, mais c’est peu de le dire, il est là, à deux mètres, on croit qu’on peut toucher son visage, tendre les doigts et toucher la glaise de son visage toujours changeant, son visage-outil exceptionnel, il passe, très vite, par tous les visages et de singe et de songe... C’est donné comme ça, comme un cadeau invraisemblable, d’un luxe invraisemblable dans un théâtre de banlieue, la salle pas même pleine, mais ça devrait se donner pendant des mois, je ne sais pas, au moins au Palais des Congrès ! L’articulation de Pierre-François Garel est parfaite comme à intérieur de l’oreille, comme si on lisait — c'est vrai, je n'en croyais pas mes oreilles... Moi qui lis beaucoup ces temps-ci — parce que je me suis aperçue qu’on lisait mieux quand on était triste, quand les paradis étaient perdus — mais les paradis sont toujours perdus, c’est ça, la vérité, c’est pour ça qu’on lit mieux car, lire, c’est accepter que « maman ne viendra plus » (si c’est, par ex, l'absence de maman qui vous chagrine) —, j’ai eu l’impression de lire des pages et des pages de Tristan Garcia, tout un livre adapté par Marie-Christine Soma. Pierre-François Garel semble complètement libre tellement il est doué, il y a un mot pour ça : virtuosité. L’interprète dispense une « leçon de liberté » comme je l’aimais, comme je le demandais aux interprètes quand j’en faisais, du théâtre ou je ne sais quoi, des choses en face à face

Labels:

Hier, Bobo m’a offert ce livre. Ça m’a fait peur. Que veut-il me dire ? L’Amant des morts. J’essaye de comprendre. Je lis la quatrième de couverture : « le goût du sexe, l’élan vers l’autre, la tentation du bien… » Il a hachuré délicatement certains passages au crayon de couleur orange, rouge ou bleu. Mais, rien, presque rien, ne fait sens. Je ne comprends pas pourquoi il a souligné : « dans l’infini silence d'une allégeance archaïque », etc.


Mais je réalise que, si je souligne à mon tour, mes entourements n’auront pas plus de sens pour autrui que les siens pour moi, aussi je me retiens. Exceptionnellement (mais non : pas non plus à la librairy), je ne lis pas le crayon à la main. J’ai honte soudain d’avoir prêté tant de livres annotés…

Ah, si, j’ai trouvé, dans les soulignements de Bobo, hachuré de rouge : « Tant d’amour et si peu de joie ! »

Ça fait sens. Pour lui comme pour moi


Le livre est très dense et on pourrait en souligner presque tous les agencements (si on avait la capacité vraiment de lire — et c’est d’ailleurs à cette capacité que je veux m’exercer : devenir livre)


J’ai presque rien autour de moi, presque que la dépossession

Il me semble que je pourrais être rentière si je m’y prenais bien. Il y a une phrase de ce livre de Mathieu Riboulet qui parle des Parisiens (p 14-15) : « ils auraient toujours, pour eux, et jusqu’au jour de leur mort, en premier lieu Paris, puis le temps et l’argent que la capitale dispense sans compter à ses enfants gâtés ». Oui, j’ai un loyer assez faible (je vis dans la presque chambre de bonne décrite dans le livre), il y a depuis peu une cantine qui s’est ouverte en bas de chez moi où je déjeune tous les jours pour 13€, je suis chômeuse longue durée, j’ai un peu d’héritage, les bibliothèques, surtout la plus belle, sont en accès libre, il me semble que lire et regarder les gens me suffiraient à l’infini…

Ce qui m’avait fait peur à Marseille (quand j’étais dans la force de l’âge) : rester sur le seuil, au bord de la mer, et ne plus rien faire de toute ma vie, il me semble que je pourrais le vivre maintenant à Paris, moins dangereusement sans doute, portée par la culture. Une phrase prophétique : « Tout le monde deviendra de plus en plus cultivé et vivra de plus en plus misérablement »


Dans le livre que je lis aujourd’hui, résonne encore le livre d’hier (c’était Echecs, de Stefan Sweig, traduit par Jean-Philippe Toussaint) — et sans doute aussi le livre de demain (7, de Tristan Garcia)


C’est curieux, je n’aimais pas Paris, mais je ne l’aimais pas, en fait, parce qu’il y faut toujours courir, bondir, rebondir, se déplacer… mais dès qu’on a une routine, dès qu’on ne fait rien, dès qu’on n’a le droit à rien, Paris devient un état de la nature merveilleux


Parfois quand je lis un livre d’auteur vivant, je me demande si mes auteurs préférés, à savoir Marcel Proust et Virginia Woolf auraient aimé… Vladimir Nabokov n’aurait pas aimé grand chose, c’est pour ça qu’il ne vient qu’en troisième position, bien fait ! mais Proust était capable d’aimer des (certes bien oubliés aujourd’hui) contemporains, Virginia aussi


Labels:



 

Labels: