Babeth m’a fait visiter le
château. Enfin, pas tout, les deux ailes sont habitées (frère et sœur), mais ce
qui se visite (+ la bibliothèque). C’était bien assez ! Ce que j’en ai
retenu, les étapes de construction (14ème-18ème) et puis
que les meubles sont authentiques et ont été créés pour ce
château. C’est assez rare parce qu’en général les châteaux ont été brûlés à la
Révolution, c’est pour ça qu’en général, ils sont vides. Mais, là, ils avaient
prévu le coup et placé tous les meubles, je ne sais pas, dans une espèce de
garde-meuble, ailleurs, en tout cas, en lieu sûr. Et, quand le moment est
arrivé à la fin de la Terreur et que donc le type qui était au parlement de
Toulouse a été trimballé à Paris pour être guillotiné, les deux filles sont
allés en Suisse, la femme à Paris ou à Toulouse, Babeth ne sait plus, enfin, en
tout cas, trois ans après on lui a redonné son château et elle a dit qu’elle
voulait aussi les meubles sous le prétexte que son mari n’avait même pas été
jugé. C’était la fin de la Terreur, ils ne prenaient même plus la peine de faire
passer les gens en jugement. En tout cas, bon, je ne sais pas si le préfet
était sympa ou quoi, mais ça a marché, explique Babeth, et c’est comme ça que
tous les meubles que nous voyons sont d’ici, ils ont retrouvé leurs places,
tout avait été bien répertorié, évidemment. Une deuxième chose que j’ai bien
aimée, c’est que toutes ces chambres de toutes les époques – il y en a une
appelée « la chambre Richelieu » où Richelieu a dormi, – eh, bien,
elles sont séparées par des murs épais remplis de passages, de petits cabinets,
de « chiottes », comme dit Babeth, de chambres de bonne et, ça, c’est
vraiment adorable comme trouvaille, tout un enchevêtrements de passages
« secrets » car les portes ne se voient pas du tout prises dans les
lambris des chambres. Il y a une chambre ovale avec, par exemple, une porte qu’on a travaillée en chauffant le bois pour la rendre ovale, c’est
très dur à faire. La plupart des tableaux qui décorent le château (ça en fait
beaucoup) ont été faits par les deux filles. Parce que, quand leur
père a été emmené pour être guillotiné, elles ont dit qu’elles n’auraient plus
le cœur jamais à faire de musique. Alors, elles se sont mises à la peinture. D’abord, des paysages suisses puisqu’elles étaient en
Suisse, puis, ensuite, toute sorte de trucs, des tableaux célèbres qu’elles
refaisaient d’après des gravures, mais, alors, c’est vrai, Babeth me fait
remarquer, il y a un art des couleurs qu’elles devaient bien quand même inventer.
Et c’est vrai que c’est très joli, mais peut-être que les gravures étaient en
couleur aussi... En tout cas, ça donne un ensemble très cohérent, il y en a pour
toutes les pièces de ces tableaux en séries. Dans l’escalier, il y a une très
belle collection de gouaches aux bleus délicats représentant les bateaux qui
partirent avec La Fayette pour l’Amérique. Elles ont été offertes par un marin
qui s’appelle Lapeyrouse – je ne vous saoule pas ? – qui venait en
vacances au château pendant plusieurs années. C’est-à-dire qu’il a voulu se
marier avec une Réunionnaise qu’il avait rencontrée là-bas (à La Réunion) et,
Babeth ne sait plus si elle avait probablement du sang noir ou pas de fortune
ou pas assez ou les deux, en tout cas, le père de ce monsieur : « Pas
question » et ce monsieur Lapeyrouse, il était très amoureux, alors il
l’a fait quand même et donc ils habitaient à Albi et le château d’ici, c’était
le seul qui acceptait de les recevoir, ces gens. Alors ils venaient en vacances
ici, deux mois d’été. Et il y a une lettre, très émouvante où ce monsieur prend
congé de la dame qui le recevait parce qu’il a été chargé par le roi Louis XV
d’une mission encore d’exploration de la côte pacifique de l’Amérique (donc il
fallait passer par le cap Horn, et tout, ça durait plusieurs années). Alors il
lui dit, il commence avec cette phrase restée célèbre parce qu’elle est très
belle, c’est vrai : « Votre amitié, Madame, est essentielle à
mon bonheur » et il continue en annonçant son voyage et en regrettant le
temps qu’il avait passé dans ces lieux et les temps futurs qu’il auraient pu y
passer encore. C’est d’autant plus émouvant que le bateau, les deux bateaux, il
y en avait deux, ne sont pas revenus. Il y a eu une tempête plus importante que
les autres et ils se sont échoués. Babeth pense qu’il a été mangé par les
sauvages. Enfin, toujours est-il… Où j’en suis, là ? Il y a aussi des
lettres de Richelieu dont une, curieusement, écrite de sa main.
Tout ça, Babeth me demande de les lire à haute voix car elle a oublié ses lunettes.
Ce sont des écritures incroyablement lisibles. Richelieu remercie le seigneur
du château (j’ai oublié le nom de la première famille avant les O’Byrne, tout
ce que je sais c’est qu’à un moment un type a eu huit filles et, voilà, c’était
fini, plus de nom, ça a commencé, les O’Byrne). Donc Richelieu remercie de son
accueil le châtelain et lui demande, sinon, de prendre en charge les
« otages », d’en prendre soin le temps qu’il faudra. Babeth
m’explique que Richelieu avait pris des otages parce qu’Albi était protestante
et s’était enfermée dans des murs et que Richelieu voulait faire ouvrir ces
murs alors il a pris des otages. Bon. Sinon, les O’Byrne, c’est donc un nom
irlandais parce qu’à un moment il y a eu beaucoup d’Irlandais à Toulouse qui
eux étaient persécutés par les Anglais et qui se sont exilés un peu partout,
mais pas mal à Toulouse. A un moment, des tantes vraiment irlandaises, elles,
ont acheté une propriété en face du château de l’autre côté du Tarn, Babeth a
connu ces tantes que l’on voit jeunes et fraîches sur des tableaux 1900. Et
puis, alors, il y a une chose dont Babeth est très fière, mais que je trouve
très moche. C’est qu’ils ont fait, il y a quelques années, un salon du tissus
d’ameublement : ce genre de salon, m’explique-t-elle, qui se fait chaque
année dans un château différent. Et alors plusieurs chambres, la grande
galerie, les rideaux des lits à baldaquin, des fenêtres, les fauteuils, etc.,
tout a été refait gratis par telle ou telle maison qui installait, de fait, son
stand en direct, directement sur le motif, quoi. Babeth trouve tous les tissus
choisis merveilleux, très chers (ça, ça doit l’être), les doublures, bref, un
coup de chance (parce que, évidemment, y a pas trop d’argent dans ce château).
Bon, – je l’ai dit déjà ? – moi, je trouve ça hideux. Parfois certains
fauteuils ont encore leur tissu d’origine, eux si émouvants. Par exemple, ceux
de la grande galerie avec le motif de la fleur d’artichaut. Certes, on ne peut
plus trop s’asseoir dessus... Il y a deux autres pièces au
rez-de-chaussée qui ne sont pas d’origine, mais dont les meubles ont été
entièrement rebrodés par les femmes, vers 1900 (il y a une photo
noir et blanc où on les voit à leurs travaux) ; ça aussi, c’est très émouvant (et
beau). Il y a deux chapelles dans le château. Dans l’une, Babeth s’est mariée,
mais, non, pas ses filles à elle. Elle avait été trop agacée que, pendant la
cérémonie, les gens soient restés dehors à bavarder. « Ah, oui, ils se
croyaient « à la maison »… – Exactement ! », donc, après, ça
s’est fait au village. Il y a évidemment l’immense cuisine (etc.), où tout le
monde mangeait, maîtres et valets, et une autre salle pour les journaliers.
Oui, je pensais ça avec tous ces passages et ces petites chambres dans les
murailles des chambres, je me disais : « Et l’intimité ? » On se plaint
que, maintenant, avec les réseaux sociaux, la vie privée disparaisse,
mais alors, là, je pense qu’il fallait vraiment aller au fond du parc pour être
tranquille ! D’ailleurs, c’est ce que je vais faire, tiens, profiter du
parc. Quelqu’un que j’aperçois de la fenêtre fait du canoë sur le Tarn. Je sais
pourquoi je vais cesser d’écrire, je sais pourquoi. Ça me donne mal à la tête,
c’est tout simple. Ce n’est pas une question de talent et tout et tout… Fini,
les récits !
Moulinsart… (Je quitte
Moulinsart, etc.)
Oui, oh, j’oublie toujours de
parler de ce que je voulais. Je voulais parler des bouquets frais, dans plusieurs pièces, des tournesols, des roses… qui rendent ce
château si vivant… Ces pièces dont Babeth ouvrait les volets. « Oh, mais
on n’en fait pas tous les jours, des bouquets. C’est à cause des Américains qui
d’ailleurs... On voulait leur faire visiter, ils n’ont pas
eu le temps… » Terrasse et grande galerie
pour les Américains, ils n’ont pas eu le temps d’autre chose… Demain, je quitte
le château de Moulinsart. Il est temps. Monde de mort et de lumière. Dur combat
de la mémoire et de l’oubli. Parfois, on se dit : « Ils ont raison,
les animaux, de ne jamais rien créer, de ne rien trimballer, ce passé, ces
lettres, ces émotions – et qu’en faire à part attraper mal à la tête ? Si
l’humanité recommençait ? Mais, ce zéro, c’est très difficile, car
c’est aussi la mort… L’humanité, fascinée par cette idée, ne doit pas, ne doit pas… »
L’automne, maintenant, avec
ses cris de zoo, de ménagerie…
Et puis cette phrase de
Montaigne : « Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes l’usage
des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings, les uns après
les autres. »
Oui, c’est plus important de
ne pas écrire – ou d’écrire sur un bout de toile cirée et de perdre… Pourquoi
ne pas écrire, si c’est faire plaisir au lecteur ? Le problème, c’est que
ça n’arrive que très rarement. La plupart du temps, il ne s’agit ni plus ni moins que d’ennuyer. De toute
façon, lire donne mal à la tête. Je me force, si vous saviez ! Il va
falloir que j’apprenne un vrai métier… Un métier qui serait :
« vivre » et qui donnerait la santé. La santé de vivre. Ça qui est
le plus important, le plus désirable ! Oh, mon Dieu, cette journée qui s’éteint…
Je ne descends pas de ma tour parce que c’est là – bien entendu – que le soleil
dure. Fenêtres ouvertes, je le vois, ce projecteur. Il me brûle (ça n’arrange pas mon mal de tête). Il va sombrer, c’est comme ça sur cette terre, ça tourne. Et qu’on
vous coupe la tête ou qu’on apprenne la musique, ça tourne. Les jeunes dames deviennent des vieilles dames et contemplent – ou ne contemplent plus –
leurs tableaux de jeunesse. Les enfants jouent comme à Noël. Comme
ils ont joué dans ce château ! J’ai vu qu’ils ont publié en Folio Les
Années, de Virginia Woolf. C’est de
ça, probablement, dont parle ce gros roman – qu’elle a eu l'impression d'avoir raté. Elle s’est suicidée assez vite après, mal de crâne, voix. Plongé dans le Tarn.
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