T exte retouché
Vitesse et lenteur
Je sors de la réunion du 6 octobre 2018, Isabelle me (re)demande ce texte à partir d’un mot qui m’aurait marqué en travaillant avec Antoine dans son Ecole. Et comme Jean-Philippe nous a relu tout à l'heure le texte (célèbre) des Douze propositions pour une école, c’est le mot « exercice » qui me revient. Oui, Antoine Vitez insistait beaucoup là-dessus, l’exercice du théâtre, l’école comme lieu de l’exercice, s’exercer. Puis, sur mon vélo, dans ce quartier de l’Odéon, me revient un autre mot de cette époque, le mot « intact ». C’est un mot de Claude Régy. Il faut imaginer que j’étais quelqu’un de très tourné vers lui-même à cette époque ; je le suis encore, mais, au moins, maintenant, j’en souffre ; je pense que je n’en souffrais pas à l’époque. Il y avait cette phrase de Marguerite Duras qui disait : « Si j’avais la force de ne rien faire, je ne ferais rien ». Eh bien, à l’époque, moi, au tréfond de mon enfance volée, je me vantais exactement d’avoir cette force, vous voyez le genre. Ne rien faire. Cette force. A dix ans. Et alors je ne foutais rien, sauf de temps en temps peut-être un petit spectacle de Claude Régy (qui m’avait fait « monter à Paris ») et comme je m’ennuyais assez, finalement, même moi (j’étais aussi auditeur libre dans la classe de Claude Régy au Conservatoire, mais ça me faisait bailler, c’était très tôt le matin, je trouvais, dix heures), je me suis demandé si je n’allais pas passer le concours d’entrée à l’Ecole d’Antoine Vitez, mais alors, j’étais inquiet, imaginez que je le réussisse ! Alors j’ai demandé à Claude Régy qui était mon maître si ça n’allait pas risquer de m’abîmer... Vitez était quelqu’un de très respecté, mais enfin… Et puis me mélanger aux autres, j’en avais envie, certes, mais est-ce que c’était vraiment mon genre ? Et Claude Régy avait répondu en riant : « Tu ressortiras intact ! » avec une conviction très franche, très agréable, propre à emporter le morceau. J’irais, donc, si je ne risquais rien. Ça avait beaucoup fait rire mon ami Denis (Guéguin) : « Ah, ah ! intact : comme une petite porcelaine ! » J’allais ressortir intact d’une classe où l’on ne ferait, pendant deux ans, que s’exercer. Le programme était clair et a été tenu : je suis en effet sorti de l’Ecole d'Antoine Vitez intact deux ans plus tard. Pour preuve, le livret accompagnant notre entrée sur le marché du travail montrait une photo d’un bébé, tout nu, tout pur, intact dans une baignoire de plastique jaune (photo en noir et blanc). Voilà comment je vois les choses : j’ai cru que je ne jouais pas, ou mal, le jeu de l’Ecole, j’ai gardé mon quant-à-moi, mais, si je me retourne maintenant, si je revois des photos, si je participe aux réunions, je comprends que pourtant tout s’est exercé malgré moi. Je ne me reconnais pas sur les photos. J’aperçois quelqu’un de vivant. Mes idées pourrissaient ma tête, mais ma vie vivait sans peut-être que je l’eusse su. Je ne sais pas. C’est ça, la jeunesse, c’est con. Mais c’est jeune. Alors la connerie n’est qu’une mode en bandoulière, rien de plus, ça n’a pas d’importance. Ça s’exerce quand même. Antoine Vitez, maître d’excellence, exerce patiemment la jeunesse légère qui ne sait pas ce qu’elle veut. Pour moi, c’est venu un peu plus tard, l’ouverture, quand je me suis installé au théâtre du Radeau avec François Tanguy. Là, tout s’est ouvert pour toujours. Pour toujours et sans effort. Mais tout s’est ouvert. Une chose me gênait aussi. Claude Régy avait gentiment et à ma demande envoyé une lettre de recommandation. Erreur. Donc je ne savais pas si Antoine m’avait choisi pour mes qualités ou à cause de cette lettre. J’étais une star du rien faire, à l’époque. Un acteur sans métier. Mais disponible. A rien. Le Diable probablement. Je me souviens de sa vitesse à mon égard, me laisser ma chance, et me laisser si je ne la saisissais. J’étais bien souvent — toujours ? — dépassé par cet esprit brillant
et joueur…
et joueur…
Yves-Noël
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