S’il me fallait maintenant
chercher du travail, répondre à Falk Richter, à Arnaud Bourgoin, demander du
travail à Pascal Rambert, répondre à cette si gentille lettre sur papier de
Jean-Marie Patte… plutôt que d’écouter France Musique (Anton Dvorjak) en lisant
des nouvelles de Rudyard Kipling archi démodées, archi passionnantes, s’il me
fallait revenir dans la vraie vie… Commencer à… Rien ne va plus entre Falk et
Arnaud, à propos. Falk m’écrit même : « Love or whatever that is
wakens all the demons – and the sweetest people become the ugliest devil from
hell. » Et Arnaud est en trithérapie parce qu’il s’est planté une seringue
dans le poignet, un truc invraisemblable, en tombant d’un mur dans un quartier
probablement mal famé de Berlin (qu’est-ce qu’il y faisait ?) Enfin, mon
actualité à moi : beau temps sur le Tarn, j’ai bien dormi. Il faut que je
pense à faire des courses – ou alors je vais déjeuner au village, ce qui serait
pas mal, en lisant les journaux… Et demain, je pourrais aller à
Toulouse, peut-être, c’était une ville si belle… En attendant, Falk m’envoie (daté
du 23 septembre et traduit par Anne Montfort) l’un de ses derniers textes.
Laquelle d’entre vous – ou lequel, comme il est dit, – chers amis stagiaires,
s’en emparerait ?
SPEED DATING
L’interprète est une jeune
femme entre 20 et 30 ans. Elle est très belle, directe, sensible, vulnérable,
parfois aussi étonnamment dure, provoquante, épuisante... ah, elle est
probablement tout ce qu’imagine un auteur allemand d’une jeune française. Tout
cela pourrait aussi s’appliquer à un jeune homme. Ils sont pareils ! Dans le
fond, nous autres Européens du Nord nous sommes toujours livrés sans défense
aux Français. Par principe, on devrait rester loin d’eux si on veut vivre et
travailler tranquillement. Mais peu importe. Trop intime. On continue. Donc, ce
pourrait aussi être un jeune homme ou justement une jeune femme. Et dans chaque
cas, il faudrait alors décider, avant de rencontrer un partenaire potentiel, un
spectateur donc, si c’est un homme qui parle à une femme, un homme à un homme,
une femme à un homme ou une femme à une femme. Mais ici, il s’agit probablement
d’une jeune femme qui parle à un homme. Oui, je crois quand même que oui, c’est
une femme et elle parle à un homme.
je suis tellement contente
que tu sois venu
dans ce maudit endroit
c’était dur
de coucher avec d’autres
hommes
je continue à te voir
je continue à t’entendre
ta respiration
tout au-dessus de moi
quand tu me faisais l’amour
ta façon de me tenir la tête
parfois si fort que ça
faisait mal
mais c’était bon (elle rit
brièvement)
parfois tu avais l’air de
vouloir me tuer
tant de colère
presque de la haine
tu me haïssais ?
ta façon de me regarder dans
les yeux
toujours dangereuse
tu étais SI VIVANT dans ces
moments-là
on était si proche
(lui prend la main)
ça me manque
(bref silence, elle le
regarde, le regarde par en-dessous, elle parle plutôt bas)
ma peau se détache
mon cœur ...se consume,
lentement
j’ai toutes ces crevasses
taches blessures
blessures d’absence
de ton absence
(elle prend la main du
spectateur et avec, elle touche sa propre tête, se caresse, tout cela est très
intime, comme s’ils formaient tous deux un couple depuis longtemps, elle pose
la main du spectateur sur le haut de sa cuisse, caresse son visage avec la main
du spectateur)
ta peau me manque
ta façon de me toucher me
manque
je rêve que je t’embrasse
toutes les nuits
si difficile de coucher avec
d’autres hommes
j’ai tellement envie de toi
j’ai tellement besoin de toi
je ne peux pas faire
autrement
(elle le regarde un moment
dans les yeux, lui tient la main)
tu as l’air triste
et seul
comme
si quelque chose te manquait
dans ta vie
comme s’il y avait un manque
quelque chose de vide
tu as l’air de ne pas dormir
de la nuit
d’attendre que quelqu’un
revienne
un bruit à la porte
mais il n’y a que ce mmm au
loin
de toutes les machines en
stand-bye
ton téléphone portable
ton ordinateur
ta stéréo
tous tes chargeurs différents
qui continuent à charger et
charger
toutes les machines qui
t’entourent
qui te connectent au monde
pour que tu puisses continuer
à travailler et travailler jour après jour infiniment
ma peau se détache
mon cœur se consume,
lentement
j’ai toutes ces crevasses
taches blessures
blessures d’absence
de ton absence
pourquoi tu ne m’aimes pas
pourquoi tu ne m’appelles pas
pourquoi je ne te manque pas
(bref silence, elle lui
prend la main)
ta respiration
ton sourire
toi à l’intérieur de moi
5 heures du matin
tout éveillé
la musique de ton i phone
à côté du lit
la ville s’arrête
juste toi et moi
juste toi et moi
notre chanson
(elle chante tout
doucement, presque un souffle, une chanson qu’ils écoutaient tout le temps tous
les deux quand ils étaient ensemble, cela dure quelques secondes, puis elle rit
brièvement)
ça me manque beaucoup
je savais que je te
trouverais ici
dans cet horrible endroit
où tous sont en quête
font leur propre publicité,
se commercialisent, se vendent, en proie à la panique, comme des maniaques,
montrent tout l’ extérieur, cachent tout l’essentiel
IL FAUT QU’ON OUVRE NOS
CERVEAUX ET QU’ON ARRACHE LES PENSEES AUX FIBRES DE NOTRE CERVEAU POUR
COMPRENDRE CE QUE NOUS VOULONS ET RESSENTONS ET PENSONS NOUS NE LE SAVONS PAS
NOUS NE LE SAVONS TOUT SIMPLEMENT PAS ON NE SE COMPREND PAS
TU AS TOUJOURS ETE UN
ETRANGER POUR MOI QUAND ON COUCHAIT ENSEMBLE
il y avait des moments où tu
n’étais pas là du tout
SI AB SENT
et c’était
une telle douleur
si IN SU PPORTABLE
être proche et pourtant ne
rien ressentir ne rien savoir ne rien sentir
ET POURTANT TU ETAIS TOUT CE
QUE JE VEUX
tellement que j’en perds
l’esprit
ensemble
tout oublier
je ne peux plus
continuer
toutes les nuits ce silence
MA TÊTE
ahhhh ces douleurs
je ne peux plus dormir
les murs m’attaquent
je ne le supporte pas
à quoi ça sert que j’ai tout
ça: mon appartement, mon travail, ce corps,
toutes ces ressources
inutilisées
que je mets à la disposition
de mon employeur
et que je traîne le soir à la
maison et là il ne se passe rien
rien que cette légère
respiration du système d’alarme
qu’est-ce que cette alarme
protège en fait ?
un moi instable qui doit se
lier à quelque chose pour se stabiliser dans cette pièce follement vide (rire
bref)
mais tu ne veux pas
tu ne veux pas de moi
tu préfères chercher
garder toutes les options
possibles
tout est censé flotter
rien ne doit s’attacher
si on y allait
si on partait loin d’ici loin
trop de solitudes dans cet
endroit
trop d’indécision
ici personne ne dit OUI
ici tous ne disent que
ON VERRA SAIS PAS ENCORE JE
NE PEUX PAS ME DECIDER PEUT-ETRE QUE QUELQUE CHOSE DE MIEUX, DE PLUS
INTERESSSANT, DE PLUS INTENSE VA PASSER
ici personne ne dit
TU ES TOUT CE QUE JE VEUX
ici tous ne disent que
ah tu sais je cherche c’est
vrai mais rien de solide et en ce moment je ne peux pas me fixer il faut
d’abord que je regarde que je me concentre sur moi que je travaille un peu sur
moi avant d’admettre les autres je suis très préoccupé de moi en ce moment et
PUTAIN
un couple est une action
performative que deux êtres réalisent ensemble
et l’action ne commence que
quand tous deux disent OUI
elle ne commence pas quand
les deux êtres ne cessent d’ attendre l’option suivante, qui pourrait être la
meilleure, et refusent de se jeter dans le moindre risque de toutes leurs
forces
PLUS DE COURAGE PUTAIN DE
MERDE
IL FAUT QU’ON SE METTE EN
DANGER
QU’ON RISQUE TOUT
QU’ON ARRETE DE TOUT LE TEMPS
SE PRESERVER ATTENDRE ET NE DIRE QUE « PEUT-ÊTRE » ET « OUI,
MAIS »
pourquoi tu t’es barré à ce
moment-là
c’était pourtant bien entre
nous
on avait parlé tu étais venu
vers moi
tu m’as embrassée
tout était très bien
une autre vie
tout était immobile et se
déployait et devenait éternel et en nous il y avait tout vraiment tout et
tout d’un coup tu étais parti
et
je ne t’ai jamais revu
ET TU NE M’AS JUSTE PLUS
RAPPELEE
mais je savais que je te
trouverais ici
PARCE QUE JE SAIS QUE TU ES
SEUL
QUE TU NE SUPPORTES PAS LA
SOLITUDE
ET QUE TU ES ENFERME DANS TON
DESIR D’AMOUR ET DANS TA PEUR DE DIRE UN JOUR A UN ETRE QUELCONQUE
« OUI JE VEUX »
si on y allait
CA, LA, C’EST L’ENFER
ils sont tous si proches
mais personne ne se touche
personne ne tient l’autre
fort
ils sont tous en quête
tellement de possibilités
tellement de choix
et jamais personne ne dit oui
parce qu’ils ont tous trop
peur de louper un truc
que l’option meilleure plus intéressante
plus adaptée
le couple absolument parfait
les attend quelque part au
tour suivant
si on y allait
chez moi
continuer là où on s’est
arrêté la dernière fois
je rêve que je t’embrasse
toutes les nuits
si difficile de coucher avec
d’autres hommes
je te veux tellement
j’ai tellement besoin de toi
je ne peux pas faire
autrement
on y va
dis oui
dis enfin oui
(maintenant elle le
regarde, s’approche de lui comme si elle voulait l’embrasser, comme si elle
voulait l’embrasser longtemps, tendrement et intensément, juste avant que leurs
lèvres ne se touchent, elle s’interrompt – peut-être le signal pour changer de
partenaire retentit – et elle dit)
Merde
déjà fini
il faut que je continue
prochain tour
on verra bien qui sont les
suivants
mais c’était bien avec toi
appelle-moi
on se verra peut-être après
quand tout ça sera fini
j’ai encore quelques
rendez-vous maintenant mais
rappelle un jour
et alors on verra
faut que j’y aille
(elle lui fait un baiser
d’adieu très furtif et disparaît rapidement, sans se retourner.)
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