Jérôme Roniger
Objet : 1079 mots promis à YNG
Cher Yves-Noël Genod, que dis-tu de ce texte sur ton
spectacle aux Bouffes du Nord ?
Cela fait des années que je vais au théâtre… Au départ,
j'ai commencé par faire le la photo en suivant l'exemple de mon père, puis je
suis allé à la Cinémathèque grâce à un copain qui m'avait conseillé d'y aller
et pour échapper aux disputes de mes parents en plein divorce à l'époque, puis
enfin à cause de leur séparation ma mère a trouvé du travail dans un théâtre
comme intendante, accessoiriste, habilleuse et costumière, ce qui fait que je
me suis mis à fréquenter les théâtres à Lausanne où j'étais systématiquement
invité, puis à Paris où les invitations pleuvaient encore car ma mère a
travaillé avec les plus grands metteurs en scène et techniciens d'Europe :
Matthias Langhoff, Benno Besson, Jean-Marc Stehlé, Louis Yerly, Peter Brook, la
famille Chaplin, Jean-Pierre Léonardini, Nelly Borgeaud, Yves Ferry, etc. Je
pourrais citer d'autres noms, ceux-là viennent à présent. J'ai aimé tous ces
gens qu'elle m'a fait rencontrer. Elle vient juste de prendre sa retraite, à
septante-cinq ans, et j'étais très jeune quand elle commença ce travail. Les
meilleurs spectacles récents sont ceux des circassiens et des marionnettistes,
le texte n'est pas à la mode en ce moment. Il y a quelques années, Philippe
Adrien m'a commandé une pièce et depuis je me suis mis à écrire pour le
théâtre, ce que je n'avais jamais fait auparavant. A dater de ce moment-là, je
me suis mis au théâtre parisien avec
assiduité. Je suis allé partout, devant les grandes scènes et les tréteaux des
amateurs, sans faire de distinction entre Paris et la banlieue, ou l'étranger,
la Suisse et la Belgique. 1er Avril, le spectacle de Yves-Noël Genod donné aux Bouffes
du Nord, est une découverte extraordinaire. C'est à la fois du cirque, de la
danse, de la musique et du théâtre avec du texte. Mais c'est encore plus que
ça. Par ex, j'ai lu le pitch avant de prendre le métro pour sortir mais c'était
fade. D'habitude, c'est l'inverse : le pitch donne envie, mais les spectacles
sont merdiques. Les images de Yves-Noël sur Internet sont belles, elles donnent
envie, l'homme sait bien s'entourer, mais une fois sur place, une fois la
lumière éteinte, c'est là que j'ai enfin mesuré ce qui allait nous arriver : un
grand moment de théâtre, sans distinction de genre ni d'étiquette, l'adéquation
entre une troupe, un esprit, un lieu, et un public. Mon amoureuse, qui était en
retard, arrivée juste à temps, enceinte jusqu'au cou et en sueur, s'est juste à
temps blottie dans mes bras et la lumière s'est éteinte, la fumée envahit le
plateau et aussitôt elle éclata en sanglots — en une seconde des sanglots qui
venaient de très loin, de l'enfance, remontant les murs de sa vie comme le
comédien arrivant sur scène, collé au théâtre, ses mains rivées aux surfaces,
au bois du sol, au plâtre délimitant la scène, le fond et les bords, jusqu'à
nous. Cette entrée en matière était absolument magnifique et demeure magique,
encore maintenant, jusqu'à l'espoir d'une reprise bientôt. Au mieux, au
théâtre, nous avons une troupe qui aime et connaît bien le théâtre dans sa
pratique et explore son champ d'investigation et de création. Cela arrive. Au
pire, nous avons des spécialistes des aides publiques, qui plaisent aux
critiques et aux abonnés, et ceux des scènes privées sachant satisfaire le
public des boulevards et de TF1. Le plus rare est un individu ayant quelque
chose à dire, comme James Thierrée ou Yves-Noël précisément qui se fait appeler
le « Dispariteur ». Je ne lui ai
pas encore demandé ce que cela signifie. Celui qui fait disparaître ? Ou bien
celui qui donne à voir ce qui est invisible ? La plupart du temps, c'est la
forme qui est privilégiée, au détriment de ce qui est dit, les idées, la
philosophie. Nous avons aussi de l'émotion, bien sûr, mais l'émotion ne
serait-elle pas également à ranger du côté de la forme ? 1er
Avril détaille soixante ans d'héritage, le
Fellini de La Dolce vita, La
Notte brava avec Terzieff et Brialy,
Visconti pour l'élégance, Bergman pour les impressions confuses, les
attirances-répulsions entre les hommes et les femmes, l'esthétique du noir
& blanc, Tarkovski pour les effets de lumière, de couleur, les valeurs et
le caractère mystique de la soirée, Godard pour l'intelligence et l'humour,
Rohmer et Nerval pour les origines du sol, françaises jusqu'au bout
des ongles donc, Truffaut pour la vitalité et cette grande capacité
d'admiration que je retrouve intacte chez mes vieux amis André S. Labarthe* et
Charles-Henri Favrod**. Il y a le kitsch d'Almodovar chez YNG, très à la mode,
déluré et absolument libre dans ses aspirations et il y a, dans sa bouche, dans
tout son corps, l'attention rigoureuse de Cioran dotée d'humour qu'YN révèle
avec brio sur scène sous la beauté rigoureuse des corps, du sexe, de la passion
entre chacun de nous. Il y a de plus ce tour de force qui est de transcender la
sexualité, la pornographie présente partout à la télévision et sur Internet. Je
me souviens d'un ami restaurateur, parlant de Patrick Deweare croisé au moment
d'Hôtel de France et qui
venait manger dans son établissement rue de Richelieu pendant le tournage : «
Dès qu'il est entré chez moi, je l'ai senti : il puait le sexe ! » Je me demande ce que dirait Alain, mon ami
restaurateur, de Yves-Noël ? Quel était l'odeur de Bernard-Marie Koltès, de
Pier Paolo Pasolini, de La Callas, Maruschka Detmers, madame Patrice Chéreau,
Elisabeth Taylor ? Hier, YN m'a demandé de retirer ce commentaire*** au sujet
de Jane Birkin croisée à son spectacle en avril. « Irrelevant ! », s'offusque-t-il en exigeant de moi le nécessaire. «
Hors de propos, sans rapport, hors sujet ! »
Comment décrire le sexe des anges — je veux les marier dans La
théorie du sable et de la vague à la radio
— et celui d'Alexandra Stewart que je veux présenter à Yves-Noël ? Elle
aime ce que j'écris. Aujourd'hui, ma mère, qui a l'âge de Lady
Stewart à un an près, séjourne dans une
clinique psychiatrique où se reposer en Suisse, celle de Zelda
Fitzgerald à Prangins dans les années trente. Elle existe encore. Aujourd'hui,
c'est nouveau, tous les frais, l'argent, tout est pris en charge par les assurances
maladies et les enquêteurs. JOM RONIGER
* Cinéaste et producteur avec Janine Bazin de Cinéma
de notre temps.
** Producteur de Le Chagrin et la Pitié.
*** Plus aucune trace de lui nulle part ?
First draft en deux
ou trois heures. Bonne fin de semaine. JOM
Très beau ! Tu parles de toi et il n'y a pas d'autres façon
de parler de 1er Avril que de parler de
soi... Bises des Cévennes,
YN
Thomas Cepitelli
Cher Yves-Noel, voilà des semaines que j'essaie de
mettre des mots sur 1er Avril. Ma formation en études théâtrales, mon travail de critique devraient
pourtant m'y aider. J'ai été ému, bouleversé, secoué, attentif, revigoré, amusé
par votre mise en scène. Votre intelligence n'a d'égale que votre culture et
votre connaissance intime de ce que c'est que cette drôle de chose qu'un
plateau de théâtre. Vous nous avez donné à voir. Merci. Merci de prendre le
temps et de donner la chance à un espace d'exister. Je garderai longtemps, très
longtemps, les émotions procurées
par 1er Avril. Merci pour
tout !
Eh bien ! ça m'est très
agréable de les recevoir, ces mots. Il y a des spectacles où les gens
m'écrivent, il n'y en a pas eu tant que ça, il y a eu Le Dispariteur (le spectacle dans le noir) et celui-ci, preuve
qu'une alchimie s'est créée, que c'est le spectateur qui « crée » le
spectacle. Merci !
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