Généreuse Jeanne ! Elle m’emmène en tournée. Elle a décrété que je pourrais lui faire ses lumières, les lumières de son concert, le nouveau (le meilleur, je suis sûr), celui de ces chansons complètement personnelles appelées Les Tronomettes qui sont nées de cartes postales chantées qu’elle envoyait à un moment à un amant. (Bon, ne tournons pas autour du pot, par recoupement de dates, on peut penser qu’il s’agit de Philippe Katerine.) C’était donc des chansons, des bouts de chansons comme je lui en ai vu inventer dans la vie quotidienne quand j’étais avec elle en Bourgogne, enregistrées avec la découverte technique rudimentaire d’un logiciel et finalement finalisée avec Frédéric Soulard, mais que sa maison de disque n’a pas voulues, dont elle a chanté un extrait (« Tu es mon porc… ») aux Césars l’année dernière, ce qui lui a valu d’avoir sa marionnette aux Guignols pendant une semaine (« Hier soir, une catastrophe nationale a touché des millions de Français : Jeanne Balibar a chanté a capella aux Césars… ») et dont elle a fait un concert – très beau – déjà avec mon aide, à La Flèche d’Or, à Paris, l’année dernière en juin. L’année dernière, j’avais réussi à mettre Sylvie Mélis dans le coup qui m’avait fait une partition, je n’avais plus qu’à suivre et diriger un technicien maison qui se démerdait, mon Dieu, très bien. Cette année, j’avais perdu la partition. Panique. Puis, finalement, in extremis, je l’ai retrouvée. Mais quand nous sommes arrivés à La Cave aux Poètes, à Roubaix, et que j’ai vu qu’il y avait trois projecteurs et demie pour un endroit où je touchais le plafond (et Jeanne aussi sur ses escarpins), je me suis dit que ce n’était même pas la peine de la relire. Moi, je n’y connais rien (à ces ambiances), mais Jeanne était enjouée, charmante, pas déprimée. Deux heures de balance de son et de lumière dans une absence de silence et des portes ouvertes pour bien attraper froid n’ont pas réussi à me rassurer, mais ne semblaient pas non plus, elle, parvenir à l'ennuyer. J’ai bien prévenu Pierre Droulers (pour qu’il vienne de Bruxelles) et Lucien Fradin (un ex ancien de Pierre qui ne lit plus mon blog et donc n’était pas au courant), mais sans y croire, par automatisme. Eh, bien – magie du music-hall ! – le concert du soir était totalement magique, inoubliable, un cadeau inouï ! Qu’est-ce qu’elle est douée, cette fille ! Ces chansons sont complètement d’elle ; du coup, elle fait passer des immensités indécelables dans la vie quotidienne, même en la fréquentant. Je comprends ce que c’est qu’une actrice. Quelqu’un qui a conscience que la vie quotidienne manque de place pour exprimer – ou suggérer – ce que c’est que « la vie », la vie qui passe à travers un cerveau qui la perçoit. Je suais à grosses gouttes derrière ma petite console, dépassé par les événements et l’intensité de l’engagement de Jeanne, j’avais l’impression d’être un crétin juste bon à tout gâcher. Je croyais percevoir dans les regards que Jeanne ne cessait de m’envoyer (il faut dire que j’étais repérable, j’avais cette lampe frontale, vous savez, sur le front…) de la haine et de la menace. Je me disais que j’aurais dû travailler sur ses chansons à la maison, les écouter et les réécouter. Enfin, bref – et c’est bien normal – c’est Jeanne qui faisait le spectacle, c’était elle, la
patronne. Je n’étais que son employé craintif. Frédéric Soulard assurait mieux à côté, me semblait-il, plus à son affaire et quand nous nous regardions, j’éclairais de ma lampe fontale ses très beaux yeux, ses grands yeux émus, ses lacs de gris immenses et nus qui disaient simplement, sans pudeur, « je suis déjà pris » ou « c’est impossible » « pourquoi ? » « parce que nous sommes deux garçons » « et que j’aime les filles » « c’est vrai » « moi aussi »... Jeanne prend excessivement bien la lumière, comme on dit. Au début, je bougeais ma petite palette un peu dans tous les sens, je faisais n’importe quoi, disons (je pensais à Anna Fedorova, mon assistante-stagiaire), mais je me suis calmé peu à peu quand je me suis aperçu que la lumière changeait toute seule, changeait toujours, à chaque métamorphose de Jeanne qui s’inscrivait sur son visage, la lumière semblait avoir bougé. J’en ai fait de moins en moins, c’était mieux. J’ai mis un peu de fumée, c’était beau. Jeanne émergeait d’un nuage immobile, oh, oui, ça voyageait, oh, oui, c’était excentrique, ça voyageait clandestin, comme dit Gérard Lefort, ça voyageait immobile (définition de la mécanique quantique). Un moment que j’ai aimé (parce que je l’ai réussi), c’est quand Jeanne s’est déshabillée (totalement nue, mais pudiquement retournée, j’avais suggéré) pour enfiler une nouvelle robe que j’avais choisie parmi plusieurs qu’elle avait apportées de chez Balenciaga. Ce moment-là a duré un moment – à la grande joie du public – parce que Jeanne n’arrivait pas à enfiler la robe assez complexe, qu’elle mettait la tête dans le bras, etc. et qu’il a fallu plusieurs fois qu’elle recommence. Comme Jeanne était (apparemment) complètement zen, détendue, « entre amis », c’était magnifique. J’avais rallumé la salle à ce moment-là pour amplifier le phénomène, l’impression de « sur le coup », de « happening » et d’improvisation (seule une très grande actrice peut faire croire à un public des choses pareilles). C’était magnifique. De toute façon, tout était magnifique, une des plus belles choses que j’ai vues de ma vie. L’effet de gros plan incroyable que produisait cette salle ; Jeanne semblait toucher le public debout et à sa hauteur et, en même temps, entourée d’une infinie distance, l’aura de sa beauté et du respect… C’était magnifique. Il y a une blague que je voudrais raconter. Jeanne a un couple de fans qui la suit partout, mais dont elle avait, hier, oublié les noms. J’étais censé, après le spectacle, m’approcher, tendre la main, « Yves-Noël », attendre le prénom, le répéter, « Bonsoir Untel » et répéter l’opération avec l’autre. Ce que j’ai fait d’une manière extrêmement grossière, ils ont dû me prendre pour un imbécile (tandis que Jeanne s’étouffait de rire). Il s’agit donc de Christine et de Yannick. Ils vont venir à Bruxelles. On va devenir amis. Après le concert, il y avait une bouteille de vodka et Jeanne a aussi fumé un joint. A l’hôtel, elle avait envie de parler toute la nuit des souvenirs de tournée, etc., elle regrettait de ne pas avoir pris la bouteille. La bouteille était pour nous, elle avait été commandée dans le « rider ». Le rider, c’est la liste de tout ce qu’il faut fournir au groupe. J’ai demandé comment on faisait pour demander de la coke, Fred a expliqué que ce n’était pas explicitement dit dans le rider, mais par des formules que tout le monde comprenait comme : « tout ce qu’il faut pour passer une bonne soirée » ou, peut-être : « des oreillers bien fournis »... Jeanne se souvenait d’une tournée en Allemagne avec le groupe Poni qu’elle avait adorée. Il fallait pousser le camion dans la neige, etc. Une tournée merveilleuse. Le matin, je me suis réveillé dans ma chambre 414 de l’hôtel Ibis et j’ai vu que nous étions en face de L’institut Universitaire de Technologie. J’ai noté ce détail au cas où j’écrirais un roman. Au petit déjeuner, nous avons retrouvé le groupe de blacks somptueuses qu’on avait croisé dans la nuit. Nous avions d’abord cru qu’elles étaient des artistes tant elles ressemblaient aux filles du burlesque que l’on voit dans le film de Mathieu Amalric (
Tournée). Mais, non, elles venaient pour un mariage, le mariage d'une copine. Le matin, elles étaient plus nombreuses encore, somptueuses de beauté et pleines de liberté. Elles avaient déjà fait la fête alors que le mariage allait avoir lieu ; elles avaient laissé leurs hommes à Paris, Jeanne le leur a demandé. Et on a rit, avec Jeanne, du racisme qui nous apparaissait soudain tellement absurde, tellement drôle, les propos de Chantal Je-sais-plus-qui (« remettons-les dans les bateaux ! ») ou de ce Suisse d’extrême-droite aussi dont j’ai déjà parlé, je crois (en Suisse, il y a une pluralité de partis d’extrême-droite, déjà, ça, c’est drôle) : « Entre Abou Dabi et Vallorbe, il y a bien un village ! » Etc. Et c’est vrai que tout ça est du plus haut comique, Sarkozy est comique, Khadafi est à hurler de rire (les UPSBD l’ont bien montré), Berlusconi et tous les dictateurs de la planète sont des bouffons, grotesques et sanguinaires, et les peuples qui ont peur des autres sont drôles aussi. (« Remettons-les dans des bateaux
sans fond ! », disait encore cette militante UMP au « Petit Jounal »...)