V oir le grand acteur
Le grand acteur joue avec les autres. C’est la moindre des choses, dit-il quand on le lui fait remarquer. Mais, non, c’est rare. Le grand acteur joue Shakespeare. Le grand acteur joue le roi Lear. Le grand acteur est vieux et dégoûtant. Le grand acteur cabotine. Le grand acteur joue Shakespeare en matinée. Le grand acteur, « C’est la bonne ». Le grand acteur joue dans En thérapie. Le grand acteur commande des pâtes et du vin. Le patron de la taverne tutoie le grand acteur. Le grand acteur commande un taxi. Sa femme n’a pas pu venir parce qu’elle a une maladie. « Oh, rien de grave… » Le grand acteur ne parle que de lui. Mais le grand acteur excelle à se moquer de celui ou de celle qui ne parle que de soi (avec qui il faut parfois travailler). Par exemple, BHL. Par exemple, Duras. Le grand acteur dit : « Toi aussi, tu as une gueule à jouer du Shakespeare, tu y a pensé ? » Le petit acteur ne se souvient pas s’il a joué ou non du Shakespeare. Le grand acteur se souvient de tout. Le grand acteur dit : « Piccoli, Dieu sait si je l’aime, si je le vénère, mais il était trop vieux pour le rôle ». Le grand acteur explique : « Ce rôle, il y a un créneau pour le jouer : avant, tu es trop jeune ; après, tu es trop vieux ; tu n’as plus l’énergie... » Le grand acteur dit : « J’ai soixante-douze ans. » Le grand acteur dit du bien de la mise en scène dans laquelle il joue. Le grand acteur dit tout le bien qu’il faut penser du spectacle (dont on n’a peut-être pas aperçu toutes les subtilités). Le grand acteur s’éloigne un instant de parler du spectacle, mais c’est pour mieux y revenir. Il y a un « créneau » aussi pour intervenir. On parle de ça, de la fin du monde ? Ah, non, c’est trop tard, on parle de nouveau du spectacle. Quel spectacle ? Le grand acteur est assaillie par une actrice avec qui il a dû jouer un jour quelque chose. Elle lui demande : « Tu es content ? » Elle dit qu’elle va venir. Elle dit qu’elle sort son premier film. Non, en tant que réalisatrice. Elle est tellement heureuse de vivre, de le rencontrer, que les choses qu’elle dit apparaissent comme des détails. L’important, c’est le moment : les retrouvailles. Le problème de cette actrice, c’est qu’on ne la reconnaît pas (nous qui sommes venus pour le grand acteur). C’est un problème qui revient souvent, de ne pas reconnaître les actrices. Le grand acteur raconte une anecdote. Delphine Seyrig aimait beaucoup — à l’époque, ça se faisait —, les croissants jambon-beurre. « Alors, je courais, je courais pour aller lui en acheter. Elle m’aimait bien, elle me disait « Comme tu es gentil, Jacques » de sa belle voix inimitable » (qu’il imite très mal). Il parle mieux de Trintignant, il dit : « Au moment où il commence, c’est déjà fini. Cette voix qu’il a, il la laisse s’éteindre... » Puis comme il voit que mon regard s’allume, il ajoute : « Avec cette espèce de longue tendresse ». Il explique : « Tu peux rien contre un homme de quatre-vingt-trois ans qui, à partir du moment où il a perdu sa fille, a dit : C’est fini : tu peux rien ! » Le grand acteur est fatigué, mais a repris des forces en mangeant. Mais il pense au lendemain. Il a fini la bouteille, « On peut pas laisser ça ». Il est Lion. Il est même Lion-Lion, avait dit Françoise Hardy à la radio (à l’époque, elle s’y connaissait). Il dit : « L’astrologie a précédé l’astronomie ». Au théâtre, il y a l’avant et il y a l’arrière. C’est bien figuré dans le théâtre où nous avons vu la pièce, qui a deux adresses, l’une sur les Grands Boulevards, façade, et l'entrée des artistes.
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