Saturday, March 21, 2020

L a Soupe du chien


Ah oui, c’est bien ! J’aurai peut-être même des remarques… (si je continue de jouer au prof). Je n’avais écouté que la tienne, très bien (sur la fille assise à la rambarde) et je viens d’écouter celle de Louis (sur la cathédrale en ruine), très bien, franchement, mais avec néanmoins quelques défauts de pathos (à mon goût que vous connaissez). (Ah, cette froideur-à-l’extérieur, comme elle est nécessaire ! Le monde est, ni horrible ni magnifique, mais est (et n’est pas, peut-on rajouter poétiquement). Il n’a pas de but, c’est ça qu’il faut supporter, pas de sens — relire Voltaire, Candide, ou Kleist, Le tremblement de terre du Chili.) Alors, moi, je suis à Nantes (banlieue ouest) assez démoli par la situation, je dois dire, et surtout par l’approfondissement de la situation qui ne fait et ne va faire que se durcir de jour en jour — aujourd’hui mieux que demain — et qui va durer probablement mois, années voire dizaines d’années, il n’est pas sûr qu’on s’en sorte — on ne sait rien faire, l’être humain ne sait rien faire et il faut déjà dégager le terrain... Nous étions imparfaits, certes… Mais, enfin, bon, je ne vais pas me plaindre — n’est-ce pas l’occasion, une occasion unique de VIVRE tel que je le préconise dans le travail ? (Je m’encourage moi-même !) Mon Dieu, oui ! mais comme tout est lent, engoncé. Je sors, j’ai peur de la police. J’en suis là ! J’en suis là ! Un exemple de lenteur, c’est que j’ai rêvé de toi il y a deux jours, je crois (c’est-à-dire deux siècles ?), que j’ai transcrit ce rêve au réveil et que je ne te l’envoie que maintenant. Où es-tu confinée, toi ? Où sont les autres ?
Le rêve : 
J’ai rêvé que tu réussissais une partie très difficile — qui n’existe pas dans le texte. Bon, c’était après avoir beaucoup insisté et même gueulé. Ce que je ne fais pas dans la vie du travail réel, n’est-ce pas ? mais, dans les rêves, on se « lâche »… Bref, un tyran. J’insistais, je gueulais à l’ancienne, mais, ensuite, tu as réussi une chose vraiment inouïe, un « lâcher-prise » comme « revenu de tout », extrêmement libéré, anonyme et, oui, c’est l’expression, « revenu de tout », bref, inoubliable (même à travers l'écran du rêve). Parlant de « tout » — et — d’une manière neuve, c’est-à-dire avec la voix, les yeux, la présence vivante, comme retournée comme un gant, etc., bien avant les mots.
Tu réussissais à saisir toute l’énergie papillonnante du groupe (un peu comme un permanent pépiement, remuement d’oiseaux ou de bêtes domestiquées) et sans perdre cette même fréquence — de jeter ce morceau de texte, passage difficile parce que puissant en tant que révélateur (c’est ce que j’ai écrit quand j’ai transcris ce rêve au réveil, je ne sais pas trop ce que ça veut dire). Il fallait que l’inconscient de l’actrice, ton inconscient soit d’accord pour s’ouvrir dans une ouverture similaire à l’ouverture, qu’on percevait dans ce passage, de l’inconscient de l’auteur qui, lui, l'avait accepté et avait réussi à mettre à jour, à laisser parler. Donc il fallait dépasser une première résistance, celle de ne pas vouloir montrer cet état des choses, son inconscient — ce qui n’est pas l’inconscient du personnage souvent montré dans des films trop légers, trop joués, trop franchouillards, comme celui que j’avais regardé avant de m’endormir sur Arte (Vénus beauté, décevant, j’ai trouvé, mais, finalement, travaillé par le rêve, il m’en ait resté quelque chose). Le passage difficile que tu faisais ressemblait sans doute plus à un Dostoïevski imaginaire (puisque je l’ai peu lu) qu’à un Tchekhov (à cause du « psychologique ») et tu réussissais, dans la bonne version finale, celle juste avant que je me réveille et juste avant que Salomé et un acteur noir inconnu ne te coupent malencontreusement pour prendre le relai, mais trop tôt, comme c’est souvent arrivé, tu réussissais même à mettre le mot « César » à la place d’un autre mot, « récompense » ou je ne sais quoi, sans changer le sens, donc tu vois, ça brassait quand même assez large ! J’avais passé deux bonnes heures avec toi, la matinée — je pensais que j’allais le faire travailler, ce passage, aussi à Salomé, qu’on allait prendre la journée pour ça, c’était important, mais quand même pas avec l’acteur noir puisqu’il « ne faisait pas partie du groupe » (c’était seulement un de vos copains passé mettre son grain de sel). Je me suis réveillé pour t’écrire ça et la coiffeuse réveillée depuis perpète, elle, à qui je dis habituellement, faussement étonné : « Tu es déjà réveillée ? » (ça la fait rire), mais, là, à qui  j’avais dit : « Ne me parle pas, il faut que j’écrive quelque chose », tout d’un coup, déjà trop long pour elle : «  Eh ben, dis donc, tu écris un roman ! » (qui, elle, ne rêve jamais) (et dort rarement, la pauvre, tandis que moi, à ses côtés, je dors en rêvant bien souvent, donc d’un sommeil léger — et heureux.)
Oh, by the way, je ne résiste pas à te donner un truc sur lequel je suis tombé, une impro virtuose de notre amie Barbara, la chanteuse-sourire, la chanteuse juive. Elle était capable de choses comme ça dans ses concerts, de tout d’un coup partir dans des choses d’un humour invraisemblable, surtout par rapport à ses chansons. J’ai appris aussi dans un petit reportage sur lequel je suis tombé, d’une châtelaine d'un château dans lequel elle avait vécu toute jeune avec un premier amant et un piano sur lequel elle s’entraînait sans cesse, qu’elle était toujours très drôle et qu’elle faisait « beaucoup de bêtises ». On demande à la vieille châtelaine de donner un exemple et elle dit que Barbara arrivait parfois en disant : « J’ai faim, j’ai faim ! » et qu’elle se jetait sur la soupe du chien dont elle lapait quelques gorgées. J’adore ça. Les génies sont capables de tout. Soyons capables de tout !
Je t’embrasse ainsi que tout le monde (tu peux transmettre ce mot à tous), 
Yves-Noël

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L a Beauté était chaleureuse


Je pense qu’il faut, si tu travailles, que tu travailles (ou rêve à) tout le livre — et à Bulle aussi. Ensuite, moi, je suis plutôt partisan de ne pas faire de montage, ça tue l’écriture (même si, ici, c’est censé être une écriture orale, mais quand même). Pour L’Amant, par exemple, il n’y avait que trois extraits — longs — et quelques paragraphes (très peu) pour faire lien. 
Bulle Ogier est quelqu’un de très « flou ». C’est sa qualité. Je l’ai revue dans le film Vénus Beauté qui passe sur Arte. Même là où elle compose un personnage (et c’est assez pénible), le seul intérêt, c’est qu’elle croit qu’elle y arrive (ça, c’est pénible), mais qu’elle n’y arrive pas du tout (c’est sa grâce qui ressurgit). On ne croit à rien. En tout cas, moi. Elle flotte. Ce qui est un défaut majeur chez tout le monde est chez elle touchant. Je me demandais si tu étais capable de faire du flou, toi que je vois, pour ma plus grande joie, pleine de santé et les pieds sur terre ! Ce serait l’enjeu, en tout cas. J’imaginais même une lumière (mais comment ?) qui te mettrait dans le flou, une lumière qui t’éclairerait flou. Philippe Gladieux serait faire cela. J’imaginais aussi plusieurs actrices très différentes pour augmenter cette indiscernabilité, je ne sais pas, deux autres avec toi, peut-être. Je me souviens d’un trio de filles très différentes qui marchait très bien (de par cette différence) : Jeanne Balibar, Kate Moran et Marlène Saldana. Ces trois femmes représentaient la même femme, tu me suis ? C’est quelque chose qui donne du flou, ça aussi. Il y avait, dans un autre spectacle, un autre trio magnifique (représentant toujours, pour moi, une seule personne), Marlène Saldana, Dominique Uber et Valérie Dréville. (Je l’ai retenté avec le Tchekhov au TNB, les rôles, en particulier de l’héroïne Anna Akhimovna, sont pris en charge par trois filles — mais aussi par des garçons-filles et des garçons-garçons très différents ; les rôles d’hommes aussi sont brouillés dans leur genre…)
C’est quelque chose de très léger, Bulle, c’est ce qui fait sa grâce (son nom l’indique). Il faudrait vraiment un travail plastique sur ce flou…
Il y a aussi le problème des droits. Tant qu’on ne fait pas payer, c’est sans problème, mais dès qu’on voudrait présenter le spectacle dans un festival, il faudrait que Bulle Ogier et Anne Diatkine donnent leur accord. Le donneraient-elles ? Je ne sais pas.
Il y a une page très belle dans Mon année dans la baie de personne, de Peter Handke (livre très dense et je lis si lentement, même par temps de confinement, temps finalement très ressemblant à ma vie ordinaire, mais avec encore plus d’angoisse, plus d’empêchement, comme dans l’air, solide comme des particules), une page donc qui parle un peu (sans doute) de ce que je veux dire par « flou ». Ce sera plus clair et plus beau : 
« À cette époque, une fois, une seule, quelqu'un d'inconnu m’a imprégné totalement tout en restant inconnu, sans se dissoudre en un double de quelqu'un de la société. C'était dans le tramway, pas un tramway ordinaire, celui qui allait à la campagne, la « Ligne locale » à destination de Baden. Là, un jour, pendant près d'une heure, de l'Opéra jusqu'à un arrêt près d'un grand marché, était assise presque en face de moi une inconnue. J'ai très rarement trouvé les gens beaux, et de toute façon la personne ne l'était jamais tout de suite, mais le devenait avec le temps ou tout d'un coup. Tandis que la beauté dans le tramway fut tout de suite là et se maintint jusqu'à la descente, qui ne put rien lui enlever. Quand je dis : « La beauté était chaleureuse », cela me fait le même effet que « L'herbe était verte » ou « La neige était blanche », et c'est pourtant la seule chose que je puisse en dire (bien que j'aie aussi retenu d’elle ceci ou cela). Elle m'a fait découvrir de quoi il était question, dans ma vie, dans mon livre. 
C'était l'été, il y avait beaucoup de places libres dans le tram, beaucoup de lumière, surtout à l'extérieur, au-delà des limites de la ville, entre les prairies. Un enfant, pas petit, était assis près de la beauté, puis sur ses genoux. Je ne parvenais pas, pour mon bonheur, à voir en cette femme une mère, la femme d'un homme, d'un médecin, d'un architecte, d'une star du football. Elle s'opposait à toute classification. Ce ne pouvait pas être une coiffeuse, ni une dirigeante d'entreprise, ni une présentatrice de télévision, ni une spéléologue, ni une poétesse, ni un mannequin, ni une motocycliste, ni une deuxième Marilyn Monroe ou une nouvelle Cléopâtre, ni une reine, ni une chanteuse. »
Dit comme ça, on a tout de suite envie de se précipiter, non ? une actrice ? elle a envie de se précipiter à « s’opposer à toute classification » ? C’est si naturel — et si difficile, incroyablement difficile — de n’être rien. Peut-être plus encore pour une femme, qui sait ? Le neutre. Bulle, il me semble, a réussi à n’être rien. On parlait d’elle comme d’une « antistar » (elle répondait : « Oui, mais antistar, c’est quand même un peu une star, non ? »)  
Prends tout cela comme un encouragement, très chère,
Yves-Noël 

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