Cher Yves-Noël,
Merci de m'avoir écrit.
J'espère que l'incarnation russe s'est passée sans trop de tourment. Vous parlez de théâtre noir. N'est-ce pas Artaud qui écrivait : « Le théâtre [...] dégage des forces, il déclenche des possibilités, et si ces forces et possibilités sont noires, c'est la faute non pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie. » (Le théâtre et son double)
Plus loin d'ailleurs, comme en écho à votre magnifique propos de mardi soir au sujet de la beauté, il dit : « C'est ainsi que la vraie beauté ne nous frappe jamais directement. Et qu'un soleil couchant est beau à cause de tout ce qu'il nous fait perdre. »
Où est la poésie ? Dans les mots ? Sous les mots ? Entre eux ?
Et la beauté ?
Artaud encore :
« Sous la poésie des textes, il y a la poésie tout court, sans forme et sans texte. »
Vos mots à vous, mardi, m'ont redonné le désir d'une écriture.
La merveilleuse citation de Bernanos m'a rappelé cet autre mot de Roud :
« L’éternel n’est pas une Terre promise à la pointe extrême d’un chemin de sueurs et de larmes, et nul n’en pourrait forcer l’accès par quelque intrusion frauduleuse, puisque nous sommes en lui. »
Et plus loin encore, en réponse à l'interrogation angoissée de Baudelaire (« Où sont nos amis morts ? Pourquoi sommes-nous ici ? »), il poursuit : « Que répondre, sinon que nul de nos amis n’est mort, et qu’il ne tient qu’à nous de n’être pas ici ? Mais qu’est-ce qu’ici ? Et n’est-ce pas un peu notre faute si nous n’en faisons pas un perpétuel ailleurs ? Il ne s’agit d’aucune évasion par la rêverie ou le poison, de nulle absence du corps ou de l’âme. Simplement, d’une présence insuffisante. Il y a une certaine pauvreté, une avarice de notre cœur, de notre regard, de notre esprit, qui rendent ici toujours pareil à soi, en lui conférant tout l’inexorable d’une prison. Et même, certaine hantise du Ciel n’est-elle pas née d’une secrète impuissance à voir ce monde-ci, tandis que si nous savions le voir, il deviendrait pour nous le Ciel ? »
Mais comme je vous l'ai dit, c'est la certitude même que l'on pourrait ne serait-ce qu'entrevoir ce « Ciel » (le Monde) qui me semble aujourd'hui atteinte en son cœur.
Restent des traces. Douteuses.
Merci de vous être procuré mon livre, et de l'avoir lu dans la lumière, cela me touche évidemment.
Tous les vivants préparent des fleurs pour toutes les princesses. Reste à trouver des vivants. Qui soient à la fois, sur la scène du monde, de vrais morts, n'est-ce pas ?
« Ferme les yeux, afin que s'ouvre l'œil intérieur ». Et c'est Odin au pied d'Yggdrasil, qui troque son œil unique contre un peu de pluie fine. Au terme de l'épreuve, il s'abaisse et ramasse les runes, sans comprendre que ce qu'il tient entre les doigts n'est que la dentelle égarée du jour.
Merci encore pour ce moment de vraie poésie.
Bien à vous,
Mauro
Merci beaucoup pour ce florilège de citations ! j’en placerai ce soir… Quelle joie, la littérature, quand elle est exacte comme cela ! et qu'elle répète inlassablement, jour à jour, ce qui nous rend à notre dignité, ne nous abandonne pas… Si je pouvais avoir la force de m’y vouer avec plus d’abnégation… Vous, écrivez ! Oui. Tenez à votre « désir d’écriture », écrivez plein ! puisque vous en avez la possibilité. Comment disait célèbrement Beckett ? « Accrochez-vous à votre désespoir et chantez-nous ça. » J’apprends peu à peu vos poèmes sublimes (comme gravés sur les murs et les frontons d’un temple), vos formules lourdes et légères, très accompagnantes, éclairant quelque chose qui ressemblerait à une chambre d’hôtel heureuse, comme la présence du lac, ici, comme la présence de la neige, là-haut. Il y a donc, de temps en temps, quelque puissance qui rend heureux, je veux dire, de vivre librement parmi ses congénères… Je ne sais pas pourquoi, ce matin (le très beau « Promontoire »), je repense un peu à Maurice Blanchot que j’ai lu il y a si longtemps (ado) sans vraiment trop comprendre (Thomas l’Obscur), je pourrais y retourner. Je relis aussi celui, cinématographique, de Rimbaud. C’est beau quand les frontières de temps sont « errantes », comme vous le dites, et qu’on a l’impression de dialoguer « en lui », dans l’éternel...
Yves-Noël
Aussi un vers s'amuse à résonner avec l’actualité française, l’impression que c’est la guerre, ce matin, en lisant la presse (je me demandais s’il ne fallait pas que je reste ici) : « et ta voix s’est brisée sur l’annonce des grèves ».
« Quand irons-nous, par delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau »...
Ah, je retrouve dans le poème suivant la très belle allusion à Odin (comme vous m’avez parlé d’Yvain) que je ne connaissais pas : « Tu marchanderas un peu d’amour contre un peu de pluie fine »
Décider d'aimer « tout ce qui rime avec douleur », mon Dieu, que c’est beau ! Peter Handke disait que, quand il voyait la couverture de la traduction française de son Chinois de la douleur, il lisait toujours « couleur »...
(Etc.)
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