Du désespoir
(Un mail adressé à Frédéric Mazelli.)
Essaye de sanctuariser le lieu pour les dernières heures qu'il nous reste à passer ensemble. L'anarchie invraisemblable (que tu connais) qui règne à la Villette comme dans un État à part, de non droit, ou chacun d'une infinité de personnes semble inventer ses propres lois, sa propre principauté - est un genre qui est beaucoup trop fort pour moi. Le spectacle Hamlet n'en rend que très peu compte. Il faudrait un artiste de beaucoup plus d'amplitude que moi pour établir un équilibre avec ce déséquilibre même - l'absurdité - la névrose institutionnelle, peu importe le nom qu'on le nomme. Que quelqu'un se mette de sa propre initiative à démonter l'installation sonore d'un spectacle à quelques heures d'être créé (il ne l'a pas remontée puisque - ça tombe bien - nous avons décidé, le même jour, de ne pas l'utiliser en fonctionnement), qu'un gardien avec chien demande à l'actrice en plein filage, à vue, de baisser la musique de sa radio à 8 heures du soir "parce que le concierge a son appartement au-dessus" - montre à quel point la misère est profonde à la Villette, à quel point la perdition est totale et la déréliction. Qui a puni ces gens à ce point de les avoir fait devenir des larves décérébrées ? Personne, nous le savons, il s'agit d'un système. Au milieu de ça, comme si nous étions en fraude, coupables nous aussi, nous devons fomenter un spectacle. Le spectacle est d'ores et déjà raté parce qu'il ne rendra pas compte - si nous le jouons - de l'extraordinaire folie morbide qui règne ici. Il faudrait s'arrêter de le jouer - si nous en avions la force. Et débattre. Nous n'en aurons peut-être pas la force - mais nous y serons peut-être obligé. François Brécy et moi, nous ciblons depuis le début tous les problèmes au fur et à mesure pour ne pas les aborder de front. Mais il semblerait que ni François ni moi ne soyons à la hauteur de l'imagination qui se déploie avec de plus en plus de violence à mesure que nous nous approchons du terme. Il faut, Frédéric, si c'est toi le chef, ou un peu plus le chef qu'un autre, que tu protèges ce travail de toutes tes forces, les miennes ni celles de François n'y suffisent. Les crises provoquées finissent par obtenir des excuses, des regrets (de la part d'Olivier), mais chaque crise, c'est de l'énergie expulsée que je ne donne pas aux acteurs et qui rend plus dur, plus raide le spectacle. (Il n'y a qu'à voir les spectacles de Rodrigo Garcia qui est un homme obligé d'être tout le temps en crise.) Je ne sais pas ce que vaut ce travail d'un mois, mais je sais que ce travail d'un mois peut être totalement détruit en quelques secondes. J'écrivais ce matin à François : "Pour le reste (les problèmes éventuels que je n'aperçois pas actuellement), ne reste plus, maintenant, qu'à croiser les doigts..." En croisant tous les doigts, je crois maintenant qu'on n'y arrivera pas. Il faudrait que quelqu'un qui ait du pouvoir veuille ce spectacle et en protège la création ! Mes forces ne comptent pas. Protège ce travail, protège le lieu, autant que tu le puisses. On est à la Villette dans un système de guerre civile, de violence pure.
Je compte sur toi
Yves-Noël
Essaye de sanctuariser le lieu pour les dernières heures qu'il nous reste à passer ensemble. L'anarchie invraisemblable (que tu connais) qui règne à la Villette comme dans un État à part, de non droit, ou chacun d'une infinité de personnes semble inventer ses propres lois, sa propre principauté - est un genre qui est beaucoup trop fort pour moi. Le spectacle Hamlet n'en rend que très peu compte. Il faudrait un artiste de beaucoup plus d'amplitude que moi pour établir un équilibre avec ce déséquilibre même - l'absurdité - la névrose institutionnelle, peu importe le nom qu'on le nomme. Que quelqu'un se mette de sa propre initiative à démonter l'installation sonore d'un spectacle à quelques heures d'être créé (il ne l'a pas remontée puisque - ça tombe bien - nous avons décidé, le même jour, de ne pas l'utiliser en fonctionnement), qu'un gardien avec chien demande à l'actrice en plein filage, à vue, de baisser la musique de sa radio à 8 heures du soir "parce que le concierge a son appartement au-dessus" - montre à quel point la misère est profonde à la Villette, à quel point la perdition est totale et la déréliction. Qui a puni ces gens à ce point de les avoir fait devenir des larves décérébrées ? Personne, nous le savons, il s'agit d'un système. Au milieu de ça, comme si nous étions en fraude, coupables nous aussi, nous devons fomenter un spectacle. Le spectacle est d'ores et déjà raté parce qu'il ne rendra pas compte - si nous le jouons - de l'extraordinaire folie morbide qui règne ici. Il faudrait s'arrêter de le jouer - si nous en avions la force. Et débattre. Nous n'en aurons peut-être pas la force - mais nous y serons peut-être obligé. François Brécy et moi, nous ciblons depuis le début tous les problèmes au fur et à mesure pour ne pas les aborder de front. Mais il semblerait que ni François ni moi ne soyons à la hauteur de l'imagination qui se déploie avec de plus en plus de violence à mesure que nous nous approchons du terme. Il faut, Frédéric, si c'est toi le chef, ou un peu plus le chef qu'un autre, que tu protèges ce travail de toutes tes forces, les miennes ni celles de François n'y suffisent. Les crises provoquées finissent par obtenir des excuses, des regrets (de la part d'Olivier), mais chaque crise, c'est de l'énergie expulsée que je ne donne pas aux acteurs et qui rend plus dur, plus raide le spectacle. (Il n'y a qu'à voir les spectacles de Rodrigo Garcia qui est un homme obligé d'être tout le temps en crise.) Je ne sais pas ce que vaut ce travail d'un mois, mais je sais que ce travail d'un mois peut être totalement détruit en quelques secondes. J'écrivais ce matin à François : "Pour le reste (les problèmes éventuels que je n'aperçois pas actuellement), ne reste plus, maintenant, qu'à croiser les doigts..." En croisant tous les doigts, je crois maintenant qu'on n'y arrivera pas. Il faudrait que quelqu'un qui ait du pouvoir veuille ce spectacle et en protège la création ! Mes forces ne comptent pas. Protège ce travail, protège le lieu, autant que tu le puisses. On est à la Villette dans un système de guerre civile, de violence pure.
Je compte sur toi
Yves-Noël