Ma misère équivaut à celle de ma mère, ça ne fait aucun doute (pour moi). « La vraie vie, elle est partout pareille (dit Fanny Ardant de sa voix sublime). D’aimer, d’être aimer, d’espérer, d’attendre, d’avoir du chagrin, de rater… » Pourquoi y a-t-il des guerres ? A cause de la jalousie (et de la jalousie entretenue par les dirigeants, bien sûr). On s’imagine que l’autre a qqch qu’on n’a pas, qui nous manque, qu'on veut prendre. Mais personne n’a plus ou moins que l’autre, au départ, tout le monde est doté exactement du même bagage quand il entre dans la vie. Ce n’est pas de l’avoir, c’est de l’être. Et ça peut se tuer, mais pas se voler. « Ce n’est pas un privilège de l’artiste d’avoir une ouverture au monde », dit-elle. La sagesse humaine, tous les jours, à l’étude — « que nul n’élude » disait Rimbaud — et ma mère, c’est vrai, sur le même bateau — et ce bateau, c’est vrai, moi chez elle, mais maintenant. J’ai demandé à mon psy s’il trouvait que j’allais mieux. Je ne voyais plus trop d’intérêt à continuer de le voir, j’espaçais les séances. Il m’a répondu sans ambage : « Oui ! » Je mène ma barque comme je le peux et elle aussi la sienne, comme elle le peut — et, franchement, il y a une amitié. Ce n’est pas désagréable, quand ça s’arrange, dans les familles. Avec la perte de la mémoire (de la fiction), elle a gagné de l’être, ma mère. C’est comme ça que je vois les choses. Ce qui lui fait du bien, à elle, c’est qu’elle peut peu, qu’elle peut de moins en moins. Ça lui fait un bien fou. Moi aussi, je peux peu. De moins en moins, mais je peux. Je peux encore commencer ma vie. Tout à l’heure me rejoint Bobo. On ira dans la forêt, on grimpera aux arbres. On tombera. On ira aux champignons, on s’intoxiquera. Ma mère, en promenade (les pas de plus en plus petits, les arrêts de plus en plus fréquents) : « On n’est pas là pour courir trop vite, ça sert à rien… » Gilles Deleuze dit des choses que je trouve soudain merveilleuses sur la vieillesse (dans son Abécédaire). « La vieillesse dit Gilles Deleuze, c’est un moment où il n’est plus question que d’être. » Pas être ceci ou cela, non, juste être. Etre un-point-c’est-tout. C’est incomparable. Gilles Deleuze énumère beaucoup d’avantages de la vieillesse et finit : « Eh puis, la merveille, c’est que les gens vous lâchent ! La société vous lâche. Alors, ça ! Être lâché par la société, c’est un tel bonheur… C’est pas que la société m’ait tellement tenu et accroché, mais quelqu’un qui n’est pas de mon âge ou qui n’est pas à la retraite ne peut pas se douter de ce que c’est que d’être lâché par la société… » Cette phrase, je la reprends à mon compte. C’est pas que la société m’ait tellement tenu et accroché, mais quelqu’un qui n’est pas de mon âge ou qui n’est pas à la retraite ne peut pas se douter de ce que c’est que...
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