Figure inclassable de la scène contemporaine, Yves-Noël Genod est un auteur-acteur-danseur-metteur en scène aussi prolifique (35 spectacles en 7 ans *) que polymorphe. Initié au théâtre par Claude Régy, il a travaillé avec François Tanguy (Théâtre du Radeau), Julie Brochen et Loïc Touzé. Avec une aisance déroutante, il invente des spectacles rigoureusement imprévisibles qui trahissent une très singulière humanité.
YNG n’est pas vraiment le type qui passe inaperçu… Pourtant, il a baptisé la compagnie qu’il a créée en 2003, comme son blog ouvert en 2006, « le dispariteur ». Trop de Beckett, de Blanchot et autres auteurs célébrant leur propre disparition ? On n’en est plus là… YNG voudrait plutôt s’effacer en se multipliant : il veut être tous les auteurs ! « Dès le premier, j’imaginais changer de nom pour chaque spectacle. » Changer de forme, voire de public en relançant les dés. Investir tous les genres : théâtre, comédie musicale, one-man-show, danse, farce, soirée littéraire, blog, pièce radiophonique, boys band… Atteindre sous les sunlights une certaine transparence, celle d’un artiste « à 360 degrés », moins soucieux d’occuper tous les fronts que d’éviter toute assignation à résidence. « Être et ne pas être » enseignait Claude Régy, auprès duquel il a effectué ses débuts.
YNG est une star, ça se voit tout de suite. Il est glitter, pailleté, blond platiné. C’est un corps conducteur, qui porte, avec la même élégante désinvolture, le bonnet péruvien et le costume Dior période Slimane, les bagues strassées façon Lagerfeld et un boléro en néoprène bleu Klein de Raf Simons, un perfecto à la Iggy Pop et la chapka… « Un corps rhabillé de fictions » dit joliment Laurent Goumarre. « Genod est un joyau » disait un programme de Chaillot. Avec lui , tout est high, rien n’est low. Shakespeare côtoie Balavoine, Rimbaud Christophe et Tolstoï Polnareff. Le patrimoine du théâtre revient par pans comme des souvenirs de tubes d’été. On est au bord du kitch, là où il devient la suprême élégance des exilés du goût. Une distinction à la Marithé et Gilbert Carpentier qui secoue gaiement les codes établis. « Je fais des spectacles sans argent. Ou avec très peu. Mais c’est un choix, c’est la liberté du pauvre. » Ça n’empêche ni la dignité, ni le panache. YNG accueille ainsi souvent les spectateurs dans le hall des théâtres avant la représentation, et leur offre parfois même à chacun une coupe de champagne, comme en 2009 à Chaillot.
Bien sûr, YNG dit des textes, les siens, comme des bribes de répertoire ; il en fait dire aux autres, qu’il fait aussi danser, chanter, entrer et surtout sortir de scène, porter des costumes loufoques ou, souvent, moins que rien… Il fait ce qu’on nomme, faute de mieux, de la mise en scène. Mais il serait plutôt un « metteur en images », qui joue des corps, des sons , de la lumière, du noir parfois (Le Dispariteur, joué au ¾ dans l’obscurité totale à la Ménagerie de verre en 2005), tout autant que de la mémoire du public, pour « faire tableau » et embarquer le spectateur dans la co-production de figures mentales. « Je fais des spectacles que je signe (…) en collaboration avec le public qui me fait la grâce de m’accueillir en son sein. C’est lui qui crée. » Cette idée duchampienne de spectacles que chacun s’invente à partir des matériaux agencés dans le temps et l’espace de la représentation entraîne YNG sur la voie d’une complète remise en cause de la relation scène/salle. Pour que « ça marche », il faut se laisser embarquer et participer, imaginer, rêver avec lui. « C’est votre vie qui défile. Si vous pleurez, ce sont vos larmes, ou vos rires. »
Digne héritier de Fluxus, YNG crée un théâtre qui rend la vie plus intéressante que le théâtre. Il veut des spectacles « en état d’apparition », des « expériences poétiques ». Travaillant dans l’urgence de montages le plus souvent très courts, il a fait du hasard un allié. « Dans le temps du travail, sur le plateau, tout est bon ; y a qu’à se baisser pour ramasser, et on trouve – toutes les merveilles sont là. » Dès les premières auditions, YNG s’empare de ce qu’improvisent les acteurs pour composer des spectacles parfaitement improbables et délicieusement déroutants. Agencements de performances, enchaînements d’états de grâce, bricolages d’images et de présences charnelles, les « Objets Théâtraux Non Identifiés » d’YNG ont la beauté fulgurante des instants vécus au bord du désastre. L’effarante liberté dont il fait preuve, il la doit sans doute à une foi intempestive dans un théâtre de la vérité. Il cite Maria Callas : « Si les gens m’aiment, c’est parce que je ne triche jamais. » Pas une seconde de ses spectacles qui ne donne le sentiment d’être jouée « à corps perdus », au-dessus du vide. Pourtant tout est millimétré, soigneusement répété, pour produire – élégance de dandy – ce sentiment d’être inventé sur le vif. Étranges mélanges de chaos et de précision, les spectacles que rêve YNG sont au théâtre ce que le free-jazz est à la musique de chambre : un attentat poétique, inquiétant et fascinant.
YNG se voit comme « un acteur qui fabrique des spectacles ». D’où, sans doute, cette attention exceptionnelle à la singularité de chacun de ses interprètes. À leur voix, leur corps , leur vulnérabilité et leur puissance.YNG est un auteur qui fait du théâtre d’acteurs. « Hiérarchie : l’acteur au centre (seul maître à bord ). » Ou « les spectacles se font en quelques jours, quelques heures, alors je suis obligé de travailler avec des interprètes exceptionnels… » Radiesthésiste de l’hypersensibilité, il repère ceux qui pourront « jouer Genod » et habiter la scène de leur seule présence. À la fin de Rien n’est beau…, on entend YNG rappeler, depuis la salle, l’invite de Martha Graham à ses danseurs : « Marchez comme si votre cœur était accroché au mur. » La bande à Genod est une famille à fleur de peau où l’on sait danser, jouer, chanter, monter à la corde ou descendre des cintres, porter des masques ou imiter tous les accents, rester immobile et « faire d’un rien une splendeur ». Kate Moran, Thomas Scimeca, Marlène Saldana, Audrey Bonnet, Jeanne Balibar, Julien Gallée-Ferré, Jonathan Capdevielle, Felix M. Ott, Julie Guibert, Yvonnick Muller, Bénédicte Le Lamer, Marcus Vigneron-Coudray, Cecilia Bengolea, Eric Martin, Robin Causse, Guillaume Allardi… et quelques autres sont les étoiles de son music-hall existentialiste. Aussi exigeant qu’aimant, il les dirige au sentiment.
Au grain murmuré de sa voix, à l’inquiétude fragile de son regard, on sent que son énergie farouche ne tient qu’à un fil… Pourtant, sa soif païenne de faire sentir la beauté de la vie est tout sauf mélancolique. On rit beaucoup chez YNG et on se retrouve vite couvert de confettis. « Ce qui est atypique (pas français) » dit-il « c’est le fait de fabriquer des spectacles dans le bonheur. » Dès le titre, on sait qu’on ne va pas larmoyer. En attendant Genod, Pour en finir avec Claude Régy, Dior n’est pas Dieu, Jésus revient en Bretagne ou C’est pas pour les cochons !... YNG aime rire et faire rire. Non pas en humoriste, mais en tragédien jouant de la farce. Comme l’écrit Clément Rosset, il est un « rire exterminateur [qui] signifie donc, en dernière analyse, la victoire du chaos sur l’apparence de l’ordre : la reconnaissance du « hasard » comme vérité de « ce qui existe » » (Logique du pire). Rien de plus paradoxalement jubilatoire que la fréquentation du bord des gouffres. Comme il adore le faire, YNG glisse dans son intarissable blog une phrase qu’aurait dite Marguerite Duras : « Si nous allions au restaurant, pour une fois que nous ne sommes pas morts. »
« Si on ne parle pas de tout, on ne parle de rien. » (Duras, encore) Et, à la fin, de quoi ça parle ces quelque 35 pièces qu’YNG a composées depuis 2003 * ? « Mes spectacles, s’ils parlent de quelque chose, parlent de l’expérience d’être en vie. » « Nous sommes tous sur le même bateau […] mais au théâtre, nous pouvons ressentir cet embarquement désastreux (la fuite en avant) et ce qui pourrait nous sauver. Et que je nomme maladroitement l’expérience. Non pas des idées sur la chose, mais la chose elle-même. » En refusant la narration, le story-telling auquel est vendue l’époque, YNG offre aux spectateurs un moment (de) réel, dans lequel on a le sentiment que tout pourrait s’engouffrer. Car dans l’Arche de Genod, il y a de la place pour toutes les formes du vivant : un enfant joueur, un chien perdu, une fille belle comme le jour, un pianiste nu, une compagnie de dindons, une actrice célèbre qui chante Barbara, un bonimenteur de supermarché, une chèvre timide, une stripteaseuse callipyge… Avec la générosité d’un Cassavettes, il donne à chacun une place dans cette « expérience » qu’ils semblent inventer devant nous, en se mettant à nu, au propre comme au figuré. Au-delà du voyeurisme assumé, inhérent au théâtre, la chair, ici, n’est pas triste, heureusement !, et elle se fait verbe ou même chanson. On est au cœur du monde, là où ça vibre, froisse, crisse, déchire ou ravit. Peu importe les formes, seule compte cette sensation indescriptible qui parcourt la salle, une tension vers un « centre commun » qu’YNG cherche à toucher par tous les moyens. Projet presque archaïque, échappée romantique, l’art d’YNG est une bienveillante utopie réaliste.
Stéphane Wargnier, 18 mai 2010 **
* 55 pièces en 13 ans, actuellement.
** Texte commandé par Jean-Marc Adolphe pour la revue « Mouvement »