L a Place vide
Oui, c’est tout à fait à ressentir — être en contact avec du très ancien — qu’on reconnait —, plutôt qu’à voir. Cette œuvre. C’est quelque chose qui rappelle un peu les œuvres préhistoriques — ou l’invisible — ou les alignements de pierres — ou les grottes ornées... Tu sais, ça me fait toujours plaisir de t’entendre, d’avoir de tes nouvelles, même de penser à toi, parmi les autres qui, toi et les autres, essayez et réussissez (à mon sens) à réinventer le théâtre. Oui, devenir adulte — « dans ce monde-là » —, je vois deux choses. D’abord être heureux. Nécessité de chanter le monde (par le bonheur) tel qu’il est encore. Un rapport au réel, au paradis terrestre, au bleu du ciel, à la nuit des étoiles — même s’il est devenu rare de trouver une nuit vraiment noire (moi, je ne la trouve qu’en Corse, l’expérience — sensuelle — de la nuit). Débusquer tout ce qui est encore beau — le chant d’un oiseau, s’il n’en reste qu’un. Et, deux, se renseigner sur tout ce qui se pense pour essayer de comprendre dans quel sens peut-être — peut-être — ça pourrait s’ouvrir et ça ne s’arrêterait pas. Il y a beaucoup de penseurs. Peut-être que la qualité a diminué, je ne sais pas, mais en quantité, c’est beaucoup, du simple fait que nous sommes maintenant si nombreux sur Terre. De toute façon, ça ne va pas s’arrêter. La civilisation, sans doute que si, ça fait cent ans qu’on a commencé à percevoir la fin, mais le mouvement, il n’y a pas de raison. Voir ce mouvement plus vaste, plus haut, plus bas, plus proche et tant pis pour la disparition, si la pierre reste, il y aura la pierre et l’eau (il paraît, me dit-on, que ça ressemble à du François Roustang, ce que je dis, mais je ne le connais pas encore). En tout cas, se précipiter sur les philosophes, les ethnologues, etc., ce que vous faites d'ailleurs, à Rennes. Je me parle à moi-même, je m’aperçois, en croyant te parler. On croit qu’on parle à l’autre et, en fait, non, c’est à soi-même : tragique ! Mais enfin… Essaye de ne pas trop devenir adulte, chère amie, quand même. Tu sais que le génie, c’est l’enfance retrouvée à volonté (Baudelaire). Eh bien, il n’y a pas tellement le choix, il faut rester dans l’enfance où tout est encore possible. Arthur Rimbaud, avec sa violence, a décrété que dès qu’il sortirait de l’enfance, ce serait fini. Il n’y a que l’enfance, en fait. J’ai racheté tout à l’heure La Pluie d’été, de Marguerite Duras. Page 2 : « Toutes les vies étaient pareilles disait la mère, sauf les enfants. Les enfants, on ne savaient rien. / C’est vrai, disait le père, les enfants on sait rien. » J’ai beaucoup, beaucoup aimé le roman d'Emmanuel Carrère, Yoga. Mais je viens d’entendre sa voix à la radio (chez Laure Adler) et je la hais, cette voix. Ce n’est pas du tout la voix que j’ai entendue dans son livre qui m’a parlé d’une manière si proche, si douce. En revanche, je suis tombé sur celle de Georges Bataille à la fin de sa vie (il est atteint d’athérosclérose cérébrale) : un miracle. Une voix absolument touchante, l’enregistrement est de 1961, un an avant sa mort, et rien de la posture du maître, au contraire une humilité sublime (cette humilité que j’entends aussi dans les livres de Carrère, mais pas dans sa voix publique). Pourtant Bataille était aussi un homme dangereux, dit l’intervieweuse, Madeleine Chapsal, qui captait. Entraînait avec lui. Dans cet entretien, il dit, par exemple, de sa voix douce et précautionneuse d’autant plus sans doute que le cerveau est atteint, ceci qui nous ramène peut-être encore aux pierres :
« Mais enfin, tout le monde sait très bien ce que représente Dieu pour l’ensemble des hommes qui y croient et quelle place il occupe dans leur pensée — et je pense, en supprimant le personnage de Dieu à cette place-là : il reste tout de même quelque chose. Il reste une place vide — et c’est de cette place vide que j’ai voulu parler. Au fond, c’est à peu près la même chose que ce qui arrive quand on prend conscience pour la première fois de ce que signifie, de ce qu’implique la mort. C’est-à-dire le fait que tout ce que l’on est, tout ce que l’on est est fragile et périssable, que l’on est par conséquent destinés à, à voir ce sur quoi nous basons tous les calculs de notre existence se dissoudre comme dans une espèce de brume inconsistance. Est-ce que… Est-ce que le s…, ma phrase est finie ou bien ? [Oui.] Peut-être que si elle n’est pas finie, ça n’exprime pas si mal ce que j’ai voulu dire… »
Claude Régy m’avait révélé comme un secret qu’il tenait à me transmettre que la folie et la mort étaient au centre du théâtre.
Je t’embrasse et t’encourage,
Yves-Noël
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