Pour un projet sur le thème de « la cité » (à l'invitation de Jérôme Lecardeur
J’ai toujours rêvé faire entrer la cité dans mes spectacles. Lorsque j’étais au théâtre de Chaillot, en avril-mai 2009, il y avait une manifestation tamoule sur le parvis – tous les jours pendant plusieurs semaines –, je voulais la faire traverser mon plateau. Il s’agit du réel, de la réalité que traquent – ou flattent – tous les poètes. Mais « elle est tellement décoiffée », dit Elfriede Jelinek. « Aller dans le sens du poil », selon l’expression consacrée, ce serait alors aller dans le sens de la réalité, de la foule qui traverse les parvis, les plateaux. Ou peut-être même exactement comme le disait Arthur Rimbaud : « littéralement et dans tous les sens ». Car la foule littérale n’est intéressante que si elle va dans tous les sens, si on lui sent cette puissance, en tout cas, la foule au sourire innombrable. La manifestation tragique des Tamouls (demandant que la guerre s’arrête, que leur peuple ne s’éteigne pas), je l’avais juste, seulement, enregistrée. Elle passait. Elle passait par le spectacle, mais ce n’est pas pareil, la réalité. Je pense que la « sécurité » aurait interdit de faire passer une manifestation par une salle de spectacle. Il aurait fallu des formulaires, etc. Les théâtres sont des lieux excessivement protégés, on ne sait pas pourquoi. Tragiquement surveillés. Que peut-il s’y passer ? En général, que de la fiction, du rêve. Mais la réalité, la réalité que même la société n’arrive pas à canaliser – elle est dedans, la société – la réalité échevelée par où passe-t-elle si elle ne passe ni par les poèmes ni par les théâtres ? « Pas de peigne qui pourrait la lisser », écrit Elfriede Jelinek, dans son discours de réception du Nobel. « Les poètes passent à travers et rassemblent désespérément leurs cheveux en une coiffure, qui très vite les hante la nuit. » J’ai parfois été impressionné par la foule au théâtre, celle de Deborah Warner pour Julius Caesar, au théâtre de Chaillot, celle de Romeo Castellucci pour le troisième acte de Parsifal, à La Monnaie, à Bruxelles. J’ai toujours voulu travailler sur la foule au théâtre. Vous travaillez au théâtre, vous prenez un café en terrasse, vous regardez la rue : c’est le théâtre. Vous regardez la rue qui passe. Claude Régy m’a dit un jour : « Le théâtre, c’est le passage d’un moment à l’autre. » La réalité passe et dépasse, elle se dépasse, elle est sauvage, échevelée. Pina Bausch (au début de sa carrière) : « On trouve mon travail exagéré. Mais prenez n’importe qui dans la rue et mettez-le sur scène, personne n’y croira. » « Travailler sur la cité », c’est ce que ça implique, pour moi, ce que ça propose. Que la ville et que la foule, que la ville déjà rassemblée se rassemble et se regroupe, se regarde et se contemple. Que le monde se contemple lui-même. Car le monde a besoin de se connaître. Lui-même. Le monde et son réalisme exagéré (l’expressionnisme de Pina Bausch) ou lumineux, impressionniste, traversé. Je me souviens aussi d’une œuvre surnaturelle du vidéo-artiste Garry Hill : une salle vaste très faiblement éclairée, en fait uniquement par la lumière de projections grandeur nature d’une foule d’êtres humains alignés et reconnaissables par leurs métiers tout autour de la salle, costumes, uniformes, couleurs différentes, beauté et d’une immobilité vibrante (filmée), les présences étaient « vivantes ». Les gens étaient filmés dans leur immobilité, de face, disponibles, mais pas photographiés, filmés à l’infini. Romeo Castellucci a mis en scène de manière plus spectaculaire (et moins subtile), une foule en marche, en marche vers les spectateurs, pour le troisième acte de Parsifal. C’est cette idée, cette idée du « courant » vivant (Nietzsche : « Le vivant est un éternel écoulement ») que je retrouve aussi déjà dans mon goût des « saluts », cet aller-vers l’autre infini, dénué d’enjeux – la représentation a été accomplie, il n’y a plus d’effort à produire, une satisfaction, au contraire, de la reconnaissance – que j’essaie de mettre en scène de plus en plus souvent à l’intérieur même de mes spectacles. Les acteurs vont vers les spectateurs, la foule vers la foule. Voilà pourquoi ce projet m’intéresse. La cité, ce sont les gens. C’est la vitesse et la démultiplication des possibles, les flux inconnus, invisibles, la démocratie du futur qui va, littérale dans tous les sens, monde glissant…
Yves-Noël Genod