« La tribune de Virginie Despentes reprend le style agressif et « in your face » du féminisme radical. Le texte voudrait nous faire penser à Valerie Solanas ou Chiara Fumai, mais il finit en claquage de porte. C’est une logorrhée rageuse et vindicative, écrite dans une langue qui voudrait faire peuple mais qui est en réalité jargonnante (les « cis meufs » ) et confuse. Pourquoi tout ce déballage quand l’ensemble pourrait se résumer à « fuck le système blanc-hétéro patriarcal ».
L’ironie veut cependant que Virginie Despentes représente la quintessence de l’establishment, d’un double système, celui de la contre-culture consumériste (le « cool » officiel) et de l’académisme (universitaire, médiatique, culturel). Despentes a d’abord incarné l’icône destroy des années 90 pendant lesquelles les artistes surenchérissaient dans le déballage, le spectacle de l’amoralité, du « no limit ». A présent, elle se fige en porte-parole, punitive et normative, du nouveau puritanisme et de la « cancel culture ». Derrière cet apparent paradoxe se cache une évolution : le débondage et la provocation amorale conduisent à la reconstruction de nouvelles normes. Désormais, Despentes se veut le porte-voix d’un académisme à la fois transgressif et puritain. Un académisme dont la cérémonie des césars, addition de récriminations segmentaires enfermant les êtres humains dans des catégories de plus en plus étroites, a fourni le spectacle parachevé.
Ses propos sont caractéristiques de la gauche contre-culturelle, à la fois postmoderne et identitaire. Cette contre-culture est non seulement épuisée, mais elle aussi embourgeoisée. On le voit à la fascination exprimée pour le lumpenprolétariat, caractéristique de la gauche postmoderne. C’est une morale à géométrie variable selon que vous apparteniez ou non à un groupe fétichisé. On sanctifie Ladj Ly. Mais on lynche Polanski. La rage de Despentes permet à chacun de voir midi à sa porte car son texte est un miroir de nos frustrations. Il agrège tous les ressentiments atomisés de l’époque. Là encore, les césars étaient une photographie parfaite de cette fragmentation. Et le bouc émissaire est la conséquence de cette atomisation sociale, comme l’ont montré Arendt ou Canetti. La tribune de Despentes est un vecteur de ce double phénomène : elle atomise d’un côté, et elle agrège des ressentiments de l’autre. C’est selon moi la raison de son succès. »
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