Thursday, May 14, 2020

C artes postales pour ma mère (d'aujourd'hui)



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L a politique sanitaire a annexé le masque


Bonjour très chère Sandrina ! 
tu vas bien ? Tu es à Paris ? Je viens d’y arriver (avant-hier soir), mais avec l’intention d’en repartir au plus vite (c’est dur, je trouve, encore, ici). Mais si tu voulais et avais le temps, on pourrait se voir (ou bien se téléphoner) pour parler et mettre peut-être un peu plus au clair le lancement de ce projet danseurs / amateurs dans la Grande Halle. J’essaye un texte (un premier texte) pour la com', pour Florence (ici en copie). Mais évidemment, c’est tout ensemble (tous ensemble) qu’il faut penser — et, à mon avis, c’est en ce moment encore difficile de penser le futur. Il faut attendre encore, sans doute. Frustration sur le futur (et les lignes de fuite), je ne t’apprends rien. Moi qui ne souhaite travailler qu’in situ, d’après les lieux et les contextes, je serais bien en peine — comme toi sans doute ou peut-être — sans doute — aperçois-tu, toi, mieux la situation ?  — d’imaginer ce qu’on va bien pouvoir faire... Peut-être sera-t-il plus facile de faire un spectacle dans la Grande Halle qu’ailleurs à cause de l’immensité de l'espace (si je cherche du positif).  Mais combien de personnes ? Pourront-elles se toucher ? Faudra-t-elles qu’elles soient masquées ? sans contacts physiques comme les maîtresses d’école maternelle essayent maintenant de l’insuffler aux enfants ? (Elles ont du mal, les pauvres.) En ce moment, je me promène dans les rues de Paris et on ne voit que les yeux. Comme dans les pays arabes. C’est assez érotique. Il passe pas mal de rêverie, par les yeux. Evidemment cette crise ne fait qu’amplifier une tendance déjà bien à l’œuvre ces dernières années : la virtualisation (on parle maintenant du « sans contact » de la 5G) et la « disparition du réel » (d’où l’appel criant, précipitant, des catastrophes). Bref, rien — mais rien du tout — d’a priori réjouissant pour le SPECTACLE VIVANT. Mais, enfin, comme a dit ce pauvre Hölderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». Allons-nous pouvoir dépasser des contradictions du système ? « La réponse est l’ennemie de la question », a dit Maurice Blanchot. Et Claude Régy, qui le cite, ajoute : « Ce que veut dire Blanchot, il me semble, dans cette phrase, c’est que la réponse est à champ limité alors que la question est infinie. » On va dire qu’on en est là...
T’embrasse, 
Yvno

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T hèmes


Une chanson qui s’appellerait Hors-sol : « on ne se touche plus, on ne se sent plus, on ne se voit plus » (trouvé dans « Libé » ce matin) (interview de Bruno Latour)
Sinon une autre chanson, plus difficile : « Devenir reflet, écho, courant d’air » (Nicolas Bouvier, cité par Bertrand Schefer dans « Libé » ce matin aussi)

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L es Babouins


Tu ne peux pas imaginer comme ton email me fait du bien ! C’est dommage d’ailleurs que je ne puisse pas l'archiver sur mon blog : c’est l'un de ceux qui m’honorent le plus. Mais il est beau aussi de ne pas le publier (je sais). 
C’est drôle (et parfait) ce geste d’accolade simiesque, ce « câlin de singe » comme tu dis. C’est vrai qu’ils font envie, les singes. Je lis dans « Libé » ce matin : « nous restons des babouins, nous avons envie de nous toucher, de nous épouiller » (c’est une interview de Bruno Latour, je te mets l’extrait ci-dessous).
Oui, tu as la force, toi, d’affronter les contradictions. Ne t’y brûle pas, je veux dire dans la vie, mais tu as conscience, toi, que tout est contraire. L'univers de douleur, l’univers joyeux. Et tu peux en jouer sur le plateau. Ton imagination peut aller dans tous les sens. Et c’est bien parce que, pour une actrice, eh bien, c’est la puissance maximale, ça. Permets-le toi. Mais il faut que ça te fasse du bien. C’est ça, la limite de l’actrice qui lui évite de devenir artiste genre Van Gogh, Hölderlin, Poe, Dostoïevski ou Emily Dickinson… Toi, la limite qui te sauve, c’est que puisque tu es actrice, tu ne peux faire que l’actrice, c’est-à-dire que tu es OBLIGEE d’être dans l’univers joyeux, obligé d'être vivante, même et surtout pour exprimer la tragédie. Sinon tu ne rentres pas chez toi le soir. Et tu finis vite à l’hosto. Comme actrice, tu ne peux pas faire autrement que d’être dans l’univers joyeux. C'est comme ça. Sinon tu n’existes plus. Ça qui est bien avec ce métier, cette obligation. (Je te rappelle la phrase de Barbara, grande prêtresse du malheur : « Qu’est-ce que c’est que le talent, est-ce que ce n’est pas entrer en scène et sourire ? »). Que tu sentes que là où tu peux jouer, ça te fait du bien. Personne ne t’emmerde à cet endroit-là. Claude Régy m’avait dit (quand j’étais petit) qu’en effet : « Le secret, c’est que la folie et la mort sont au centre du théâtre ». Voilà, il avait eu envie de me raconter ça, à moi qui n’y comprenais pas grand chose — et encore maintenant. 
Il est super le texte que tu me montres (lui, je le mets sur le blog !) Je t’entends me le dire. J’en comprends l’intelligence par ta voix. Ahlala, « matière russe » ! Sans rire, tu as bien de la chance, d’être russe ! C’est vaste ! 
Tu pourrais tout à fait jouer ce genre de grande fresque, Bolaño, 2666. Que malheureusement je n’ai pas lue, ma capacité devant les énormes volumes se décourageant trop funestement… (J’avais vu une partie du spectacle de Julien Gosselin en 2016 — là aussi (évidemment) l’intégrale durait une journée entière —, mais, cette unique partie — déjà très longue —,  je ne l’ai toujours pas oubliée.) Je t’embrasse, très chère Olga, 
Yves-Noël

« On s'éloigne du mouvement d'atterrissage que je décris dans Où atterrir ?, de l'objectif de nouer des liens avec le terrestre, et on va toujours plus loin vers le « hors-sol » : on ne se touche plus, on ne se sent plus, on ne se voit plus. On est sur Internet, et on est tous en voie de téléchargement sur le cloud. C'est une catastrophe majeure, car nous restons des babouins, nous avons besoin de nous toucher, de nous épouiller ! On dit que nos facultés cognitives commencent à diminuer considérablement, et je le crois assez volontiers. »

« Ce soir-là, alors que les paroles sonores du jeune Guerra résonnaient encore dans le fond de son cerveau, Amalfitano rêva qu'il voyait apparaître dans un patio de marbre rose le dernier philosophe communiste du XXe siècle. Il parlait russe. Ou plutôt : il chantait une chanson en russe tandis que sa grande carcasse se déplaçait, zigzaguant, vers un ensemble de majoliques veinées d'un rouge intense qui ressortait sur le plan régulier du patio comme une espèce de cratère ou de latrines. Le dernier philosophe communiste était habillé en costume sombre et cravate bleu ciel, il avait les cheveux grisonnants. Même s'il donnait l'impression qu'il allait s'effondrer d'un instant à l'autre, il se maintenait miraculeusement debout. Ce n'était pas toujours la même chanson, car il intercalait des paroles en anglais ou en français, qui appartenaient à d'autres chansons, des ballades de musique pop ou des tangos, des mélodies qui célébraient l'ivresse ou l'amour. Cependant, ces interruptions étaient brèves et sporadiques et il ne tardait pas trop longtemps à reprendre le fil de la chanson originale, en russe, dont Amalfitano ne comprenait pas les paroles (quoique dans les rêves, comme dans les Evangiles, on soit censé avoir le don des langues), mais qu'il pressentait tristes à pleurer, le récit ou les plaintes d'un batelier de la Volga qui navigue toute la nuit et s'apitoie avec la lune du triste destin des hommes, qui doivent naître ou mourir. Lorsque le dernier philosophe du communisme parvenait enfin au cratère ou aux latrines, Amalfitano découvrait avec stupeur qu'il s'agissait ni plus ni moins de Boris Eltsine. C'était lui le dernier philosophe du communisme ? Quel genre de dingue je suis en train de devenir si je suis capable de rêver de pareilles insanités ? Le rêve, cependant, était en paix avec l'esprit d'Amalfitano. Ce n'était pas un cauchemar. Et il lui procurait, en plus, une sorte de bien-être léger comme une plume. Alors Boris Eltsine regardait Amalfitano avec curiosité, comme si c'était Amalfitano qui avait fait irruption dans son rêve et pas lui dans le rêve d'Amalfitano. Il lui disait : « Ecoutes mes paroles avec attention, camarade. Je vais t'expliquer quel est le troisième pied de la table humaine. Moi, je vais te l'expliquer. Et ensuite, fous-moi la paix. La vie est demande et offre, ou offre et demande, tout se limite à ça, mais comme ça on ne peut pas vivre. Un troisième pied est nécessaire pour que la table ne bascule pas dans les poubelles de l'histoire, laquelle à son tour est en train de basculer sans cesse dans les poubelles du vide. Alors prends note. L'équation est la suivante: offre + demande + magie. Qu'est-ce que la magie ? La magie est l'épopée et aussi le sexe et la brume dionysiaque et le jeu ». Ensuite Eltsine s'asseyait sur le cratère ou les latrines et montrait à Amalfitano les doigts qui lui manquaient et parlait de son enfance, de l'Oural et de Sibérie, d'un tigre blanc qui errait dans les espaces infinis et enneigés. Ensuite, il sortait une flasque de vodka de la poche de son costume et disait : « Je crois que c'est l'heure de boire un petit verre ». »

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Ahah ! il est parfait, ton rêve ! Surtout parce qu’il y a la coiffeuse dedans, c’est classe (mais je ne le lui dis pas, on s’en sortirait pas...) En ce temps de confinement, j’ai l’impression — avec elle — de vivre ce genre de vague à l’âme. Est-ce que je rêve, est-ce que je mens ? 
Moi aussi, j’ai rêvé récemment (ou souvent, probablement) de villes façon Venise. Freud (que j’ouvre au hasard) dirait que les rêves d’eau arrivent à ceux qui ont pissé au lit. Probablement, probablement. Freud est un immense auteur comique, selon Nabokov. Il faudrait le faire d’ailleurs. Freud. Auteur comique. Je te vois bien, toi, pour le faire. Voilà une idée ! L’Interprétation des rêves en spectacle comique. Il y a un docu sur Arte, je ne sais pas ce que ça vaut (d’où le dessin de presse que je t’envoie ci-dessous). Freud en tant qu’auteur comique. Mais c’est une super idée, ça ! Tu me le fais, ça, dis-moi, coco ? (Imagine, je suis le directeur du Théâtre du Rond-Point.)
Je ne savais pas que tu avais des « rêves de travestissement » que tu « n'osais t’avouer », je croyais même que c’était tout le contraire ! (que tu ne les avouais que trop, je veux dire...) J’adore les travelos, mais alors, là, je suis pour le perfectionnisme, hein ? il faut le faire vraiment bien, vraiment à fond, au moins comme Michel Serrault dans La Cage aux Folles que j’ai dû regarder plus d’un milliard de fois (et encore ce matin pour le montrer à la coiffeuse qui a bien rigolé, surtout de Galabru à la fin). 
C’est beau, l’idée de rejouer ses souvenirs, ça amplifie la disparition (le « c’est fini »). Oui, ça peut être ça, le théâtre…
Je la trouve très sexy, moi, ta graisse, je n’arrive pas à t’imaginer en ours maigre — mais, enfin, je t’en supplie, ne t’enferme pas dans l’image que j’ai de toi ! Surprends-moi ! Surprends-nous ! Les gens en général — et surtout moi avons si peu d’imagination.
Si dans la douce expression (puisqu'elle sort de ta bouche) : « graisse paresseuse », c’est le mot « paresseux » qui est important, sache que tu n’es pas le seul, nom de Dieu ! Mais nous aimons aussi cette paresse.
Non, c’est toi que j’aime. J'arrête de déconner. Porte-toi bien !
Yves-Noël


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