Pendant tout le dîner qui
avait été très animé et à l’animation duquel j’avais participé avec volupté,
devenant ivre et volubile à mesure que les autres buvaient, ‘comme à mon
habitude’, pensais-je sur le Vélib’ qui me ramenait, une habitude que j’aimais
de moi : devenir ivre et volubile à mesure que les autres buvaient des
bons vins, alors que je ne buvais que de l’eau pétillante (et je veux vraiment
dire de l’eau pétillante, pas du champagne), par capillarité sans doute, une
habitude, oui, que j’admirais chez moi, il n’y en avait pas tant, pendant tout
ce dîner, donc, j’avais pensé comme en sous-main — peut-on penser en
sous-main ? — à Patrick
Modiano. Au nom de Patrick Modiano, à l’image de Patrick Modiano qui venait de
recevoir le Nobel. J’avais évoqué dans mon for intérieur Patrick Modiano. Mais
le sujet n’avait pas été abordé, pas une allusion, pas un « Vous avez
vu ? » Et, moi qui y pensais sans cesse, j’avais été heureux
finalement, qu’à chaque fois que je l’aurais pu, je n’aie pas abordé le sujet,
comme si ce thème était un peu secret, encore, heureux de ne pas en avoir fait un
« événement » de la conversation de ce repas d’automne à Paris. Après tout, peut-être que ces gens ne savaient pas, pour
certains, qui était même Patrick Modiano ou bien qu’ils n’auraient pas perçu
l’éclair d’intérêt — de rêve, de paillettes — que ce nom éveillait chez moi, éveillait comme
« gratuitement », je ne connaissais pas du tout Patrick Modiano, j’avais lu quelques romans et, bien sûr, leur « image » était restée
en moi, inoubliable. Je ne lisais pas tout ce qu’il publiait, parce que,
justement, l’image des romans que j’avais lus était déjà parfaite et que j’avais
peur, peut-être, d’être déçu par d’autres, par le côté « 13 à la
douzaine » dont s’était méfié Marguerite Duras (Elle avait dit que des
romans comme Les petits chevaux de Tarquinia, elle pouvait en écrire « 13 à la
douzaine », ça m’avait marqué dans mon enfance, si lointaine, c’était la seule
occurrence de cette expression d'ailleurs dont je me souvenais.) Et donc je reportais
toujours l'achat des nouveautés que je voyais sur les rayons, comme le dernier, tout frais, avec un
si beau titre : Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, je me disais : je le
lirai quand il sortira en poche… D’ailleurs, on avait parlé de ça, à un moment, de la
mauvaise passe des affaires, les gens n’achetaient plus rien, mais plus rien,
c’était l’heure des budgets dans les entreprises et c’était la sinistrose, et,
moi, j’avais sorti le titre d’un film d’Alain Resnais : « Vous
n’avez encore rien vu »… Tout le
monde était assez effrayé, au fond. Mais Patrick Modiano avait eu le prix Nobel
et c’était quand même l’une des meilleures nouvelles qui pouvaient arriver. — En
rentrant, j’avais lu l'éditorial de Philippe Lançon qui prononçait le mot que
j’avais eu en tête durant tout le repas, le mot qui flottait, oui, le mot de « délicatesse ».
Il y avait eu de la délicatesse pendant tout le repas. Oui, c’était cela,
exactement, « délicatesse »… Ce n’était pas de l’espoir, c’était de
la joie et de la surprise, le mot de « délicatesse ».
« Comme dans Villa
triste ou Quartier perdu, deux autres romans essentiels de Patrick Modiano,
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier fixe un point qui se situe en dehors de la fiction elle-même. »
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